Animula
"S'échappe de la main de Dieu l'âme naïve"
Vers les lumières changeantes et la rumeur d'un monde plat
Clair ou obscur, sec ou humide, chaud ou froid ;
Butant contre le pied des tables et des chaises ,
Tombant, se relevant, voulant saisir jouets et baisers,
S'avançant hardiment, prompte à prendre l'alarme,
Cherchant refuge au creux du bras et des genoux,
Avide d'être rassurée, prenant plaisir
A l'éclat embaumé de l'arbre de Noël,
Plaisir au vent, plaisir au soleil, à la mer ;
Etudie le motif ensoleillé par terre
Et les biches courant autour d'un plat d'argent ;
Confond l'imaginaire et le réél, contente
Avec des cartes à jouer, des rois, des reines,
et les exploits des fées, et les dires des bonnes.
Mais le pesant fardeau de l'âme grandissante
Inquiète et blesse davantage de jour en jour ;
Chaque semaine, blesse, inquiète davantage
par les impératifs de l'"être et du sembler",
Du permis et du défendu, du désir et de sa censure.
La souffrance de vivre et la drogue des rêves
Blotissent la petite âme dans l'embrasure de la fenêtre
Derrière l'Encyclopaedia Britannica.
S'échappe de la main du temps l'âme naïve
Egoïste et irrésolue, boiteuse, difforme
Ne sachant aller de l'avant ni reculer,
craigant la chaude réalité, le bien offert,
Niant la tyrannie importune du sang,
Ombre à ses propres ombres et spectre en sa ténèbre,
Laissant des papiers en désordre dans une chambre poussiéreuse ;
Vivant pour la première fois dans le silence d'après le viatique.
Priez pour Guiterriez, avide de vitesse et de puissance,
pour Boudin, réduit en bouillie,
pour celui-ci qui fit une grande fortune
Et celui-là qui alla son chemin.
Priez de même pour Floret, que le limier a déchiré entre les ifs.
Priez pour nous à présent et à l'heure de notre naissance.
(1929)
Thomas Stewart Eliot, Poèmes d'Ariel 1927-1930 traduit de l'anglais par Pierre Leyris. Dans La Terre vaine et autres poèmes, Editions du Seuil 1976