Arrêt au village, le dernier recours didactique
J'ai souvent parlé avec des hommes devenus pauvreté
ils parlaient sachant de quoi il en retournait
de leur sort et du mauvais gouvernement au loin
ils avaient même une certaine grandeur farouche dans le regard
jusqu'à ce jour-là je n'avais encore jamais parlé
avec des hommes sans pesanteur, plus étrangers
à nos présences que les martiens de notre terre
nos mots passaient à côté d'eux en la fixité parallèle
de leur absence
ce jour-là me poursuit comme ma propre fin
possible, un homme avec des yeux de courant d'air
dans le maintien inerte d'une exacte forme humaine
(je vois ces lueurs pourpres de coke dans leur main
j'entends ces craquements de chips entre leurs dents
et ce juke-box soulevant des ressacs engloutissant
d'un mur à l'autre)
cette vision me devance : un homme de néant
silence, avec déjà mon corps de grange vide, avec
une âme pareillement lointaine et maintenue minimale
par la meute vacante de l'aliénation, d'où parfois
d'un fin fond inconnu arrive une onde perceptible...
m'est témoin Paul-Marie Lapointe, en 1965, un soir de pluie cafouilleuse
et de mer mêlée de tempête
en notre Gaspésie.
Gaston Miron, L'homme rapaillé, Presses de l'Université de Montréal, 1970. Éditions Gallimard, 1999