C'est le printemps
I
L'air s'élève comme un léger échafaudage
De pas, d'abois et de portes battant au fond sur des jardins
Verts dont le cri s'étouffe et m'atteint au passage,
Tandis que dans l'air je m'élève entre des rivières d'oiseaux
Vers le gris des nuages, le gris tantôt bleu, tantôt rose, aux
Roucoulements insituables de colombes. Et je l'écoute
Avec la douce explosion d'ailes sous les façades
Qui flottent dans le vent, qui s'ouvrent, et la croix
De la pharmacie au coin brille un peu plus encore, c'est le printemps.
V
Qui donc cogne si loin, si près, si doucement ?
Ouvrez-lui, c'est peut-être Le boucher Salomon contre un os sur sa table creusée
En oreiller sanglant ; peut-être
Tout au fond de la cour ombreuse, y décerclant
Des fûts, Auguste l'épicier qui me captivait quand
Il me racontait comment son casque à plumet et crinière
Etait tombé dans la Vezouze un beau soir du printemps
1912. Il faut leur ouvrir cette porte aux serrures
De fer noir et d'oiseaux, car c'est eux,
C'est bien eux, j'en suis sûr, qui frappent et qui disent
Comme autrefois là-bas : Jacques, c'est le printemps.
XI
J'entends rôder par les jardins la population de la pluie.
Ces pieds nus infiniment doux qui semblent revenir
D'un pays oublié, passent en moi comme à travers
Le feuillage tout neuf d'un vieil arbuste,
Lilas ou cytise enfin redéplié sous le ciel gris
De la cour qui s'enfonce avec la tourterelle
Au fond d'autrefois sous la pluie.
Je ne sais pas qui se souvient de visages mouillés,
Tendres comme des fleurs dans les branches qui ploient à peine
Sous ces pas innombrables. Je suis
L'espace où la douceur ancienne s'approche, l'herbe
Dont chaque brin porte une goutte où l'instant et le ciel
Et les jardins sont enfermés comme dans une perle
D'éternité mais qui tremble, c'est le printemps.
(…)
Jacques Réda, Retour au calme. Editions Gallimard 1989.