Mais les malades ne doivent pas lire de livres de médecine...
- Mais les malades ne doivent pas lire de livres de médecine. C’est contre indiqué. Même lorsque nous étudiants, nous étudions une maladie, il nous semble toujours…
- C’est peut-être contre-indiqué pour certains mais pas pour moi ! dit Kostoglotov en frappant la table de sa grosse patte. J’ai connu dans ma vie toutes les peurs possibles et imaginables, et j’ai cessé d’avoir peur. Dans l’hôpital régional où j’étais, un chirurgien coréen, celui qui avait établi mon diagnostic, quelques jours avant le Nouvel An, ne voulait rien m’expliquer non plus et moi je lui ai ordonné de parler ; « Ce n’est pas la règle chez nous » a-t-il dit et moi je lui ai répondu « Parlez ! Je dois prendre mes dispositions concernant ma famille ! » Alors il a fini par lâcher : « Vous avez trois semaines devant vous, ensuite je ne me prononce pas ! »
-Il n’en avait pas le droit !
-Voilà quelqu’un de bien ! Voilà un homme ! Je lui ai serré la main. Enfin, cela faisait six mois que je souffrais comme un martyr, j’en étais arrivé le dernier mois à ne plus pouvoir rester ni couché, ni assis, ni debout sans avoir mal, je ne dormais plus que quelques minutes par vingt quatre heures, et bien tout de même, j’avais eu le temps de réfléchir ! Cet automne-là, j’ai appris que l’homme peut franchir le trait qui le sépare de la mort alors que son corps est encore vivant. Il y a encore en vous, quelque part, du sang qui coule mais psychologiquement vous êtes déjà passé par la préparation qui précède la mort. Et vous avez déjà vécu la mort elle-même. Tout ce que vous voyez autour de vous, vous le voyez déjà comme depuis la tombe, sans passion, et vous avez beau ne pas vous mettre au nombre des chrétiens, et même parfois vous situer à l’opposé, voilà que vous vous apercevez tout à coup que vous avez bel et bien pardonné à ceux qui vous avaient offensé et que vous n’avez plus de haine pour ceux qui vous avaient persécuté. Tout vous est devenu égal, voilà tout ; il n’ y a plus en vous d’élan pour réparer quoi que ce soit ; vous n’avez aucun regret. Je dirai même que l’on est dans un état d’équilibre, un état naturel. Maintenant, on m’a tiré de cet état, mais je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou non. Toutes les passions vont revenir, les mauvaises comme les bonnes.
- Comment pouvez-vous faire le difficile ! ne pas se réjouir, il ne manquerait plus que cela...
Alexandre Soljenitsyne, Le Pavillon des cancéreux, chap 3 La petite abeille. trad du russe par Alfreda et Michel Aucouturier, Lucile et Georges Nivat, Jean-Paul Sémon, Editions Julliard 1968.