Mésopotamie
M'éveillant à l'aube, dans la maison d'un autre,
j'entends une radio dans la cuisine.
Une brume flotte derrière la vitre pendant
qu'une voix de femme donne les infos, et puis la météo.
J'entends cela, et le bruit de la viande
entrant en contact avec de la graisse brûlante dans la poêle.
J'écoute encore un peu, à moitié endormi. C'est comme,
mais pas comme, quand j'étais enfant et qu'au lit,
dans le noir, j'écoutais une femme pleurer,
et un homme élever la voix par colère, ou désespoir,
avec la radio en fond sonore. Tandis que
ce que j'entends ce matin c'est l'homme de la maison
qui dit "Combien d'étés me reste-t-il ?
Réponds si tu peux." Pas de réponse de la femme
à ce que j'entends. Mais que pourrait-elle répondre,
étant donné la question ? Une minute après,
j'entends sa voix à lui parlant de quelqu'un qui je pense
doit être mort depuis longtemps. "Cet homme là pouvait dire
'Ô mésopotamie !'
et émouvoir son public aux larmes."
Je me lève ausitôt et enfile mon pantalon.
Assez de lumière dans la chambre pour que je voie
où je suis, finalement. Je suis adulte, après tout,
et ces gens sont mes amis. Ca
ne va pas fort pour eux ces temps-ci. A moins
que ça n'aille mieux que jamais
parce qu'ils se lèvent tôt et parlent
de choses aussi considérables
que la mort et la Mésopotamie. En tout cas,
je me sens entraîné vers la cuisine.
Tant de choses mystérieuses et importantes
ont lieu là-bas ce matin.
Raymond Carver, La vitesse foudroyante du passé (1986) trad Emmanuel Moses. Dans Poésie. Oeuvres complètes 9 Editions de l'Olivier.