Quelqu'un
Un homme travaillé par le temps,
un homme qui n'espère même pas la mort
(les preuves de la mort sont statistiques
et il n'y a personne qui ne coure le risque
d'être le premier immortel),
un homme qui a appris à remercier les jours
de leurs modestes aumônes :
le sommeil, la routine, la saveur de l'eau,
quelque étymologie insoupçonnée,
un ver latin ou saxon,
le souvenir d'une femme qui l'a abandonné il y a déjà tellement d'années
qu'il peut aujourd'hui se la rappeler sans amertume,
un homme qui n'ignore pas que le présent
est déjà l'avenir et l'oubli,
un homme qui a été déloyal
et avec qui on fut déloyal---
peut soudain sentir en traversant la rue
une mystérieuse félicité
qui ne vient pas du côté de l'espoir
mais d'une ancienne innocence,
de sa propre racine ou d'un dieu épars.
Il sait qu'il ne doit pas la regarder de trop près,
parce qu'il y a des raisons plus terribles que des tigres
qui lui démontreront son devoir
d'être malheureux,
mais il reçoit avec humilité
cette félicité, cette rafale.
Peut-être dans la mort serons-nous pour toujours,
quand la poussière sera poussière,
cette racine indéchiffrable
d'où pour toujours croîtra,
impartial ou atroce,
notre solitaire ciel ou notre solitaire enfer.
Jorge Luis Borges, El Otro, el mismo, L'autre, le même II 1965-1967 traduction Ibarra. Editions Gallimard 1976