Se faire beaux
Se faire beaux, le soir, ensemble et dans la hâte
En commentant ce jour long qui nous sépara,
Les fracas d'Orient, les tracas des pénates,
Se faire beaux pour la sonate ou l'opéra,
Bien haut deviser, d'une pièce à l'autre, aux prises
Avec le fard, avec l'agrafe ou le tiroir,
Entre ces deux froideurs, l'horloge et le miroir,
Fiévreusement se faire beaux, pour la reprise,
Ou la première, ou bien le grand concert d'adieu.
Sous nos joyeux cheveux où l'argent s'entrelace,
Nous parfumer, passer du linge radieux,
Brusqués par la pendule et scrutés par la glace.
Dehors, un froid de feu. Noël après-demain.
Aux oiseaux de l'hiver vont se joindre des anges.
Couvre-toi bien : les rouges-gorges, les mésanges
Tantôt se sont risqués presque au bord de ma main.
-Qu'est-ce qui manque au mur ? -L'esquisse. On la rentoile.
-As-tu pris un peu l'air aujourd'hui ? -Pas beaucoup,
Mais d'ici le théâtre, on va boire un bon coup
D'espace bien frappé champagnisé d'étoiles.
Tout est faste à nous deux, quelques mots, quelques pas,
Se faire beaux devant un miroir incrédule.
Visages et destins ne se rentoilent pas,
A beau nous ressasser la mesquine pendule.
Te voilà rayonnant, comme là-bas le sont
Ce piano qui nous attend, l'aile inclinée,
ces violons en verve au bout de la journée
Et ces basses qui vont descendre au fond des sons.
Au tréfonds des miroirs se déposent nos âges.
Nous entourons d'or fin ces gouffres éternels
Où nous disparaissons visage par visage
Dans une espèce de musique de Chanel.
L'horloge est raccordée à d'infimes trémies
Broyeuses. Je revois le temps vite détruit
Où nous laissions ici nos filles endormies,
Petits sourçons d'espoir dans l'épaisseur des nuits.
Lucienne Desnoues, Anthologie personnelle. Actes Sud 1998