Aimer, être aimée...
Aimer, être aimée ! Nos actes sont pathétiques. A l'époque où j'étais en seconde ou troisième année, à l'école de filles, dans une composition de grammaire anglaise, nous fûmes questionnés sur l'actif et le passif des verbes. Frapper, être frappé ; voir, être vu. Parmi bien des exemples de cette sorte brillait ce couple de mots : aimer, être aimé. Comme chaque élève examinait le questionnaire avec attention et réflexion et suçait la mine de son stylo, l'une d'elles, non sans malice, mit en circulation un bout de papier, et la fille qui se trouvait derrière moi me le fit passer. Quand je l'eus sous les yeux, j'y trouvais la double question suivante : désires-tu aimer ? Désires-tu être aimée ? Et sous les mots "désires-tu être aimée", de nombreux cercles avaient été tracés à l'encre, au crayon bleu ou rouge. Au contraire sous les mots "désires-tu aimer" ne figurait aucun signe. Je ne fis pas exception et ajoutait un cercle de plus au-dessous de "désires-tu être aimée". Même à seize ou dix-sept ans, alors que nous ne savons pas tout à fait en quoi consiste "aimer" ou "être aimée", nous autres femmes, nous semblons connaître déjà d'instinct le bonheur d'être aimées.
Mais, au cours de cette composition, l'élève assise à côté de moi prit le bout de papier, y jeta un coup d'oeil, puis sans hésiter, elle traça un grand cercle, d'un coup de crayon appuyé, à l'endroit où ne figurait aucun signe. Elle, elle désirait aimer. Même aujourd'hui, je me rappelle très bien qu'à ce moment, je me sentis déconcertée, comme si l'on m'eût attaquée soudain par traîtrise ; toutefois, au même instant, j'éprouvai un léger sentiment de révolte, à cause de l'attitude intransigeante de ma compagne. C'était une des élèves les plus ternes de notre classe, une fille effacée, plutôt renfermée. Je ne sais quel avenir a été le sien, avec ses cheveux tirant sur le châtain, et qui restait toujours seule. mais aujourd'hui, tandis que j'écris cette lettre, après plus de vingt ans déjà, le visage de cette fille solitaire s'impose à moi, comme s'il ne s'était écoulé qu'un temps très bref.
Quand leur vie prend fin, quand elles reposent en paix, le visage tourné vers le mur de la mort,-la femme qui peut prétendre avoir pleinement goûté le bonheur d'être aimée et la femme qui peut affirmer avoir aimé, si malheureuse qu'elle ait vécu,-à laquelle Dieu accorde-t-il le repos véritable, la paix éternelle ? Mais en est-il une sur cette terre qui puisse prétendre devant Dieu qu'elle a aimé ? Oui, il doit y en avoir. Cette fille à la chevelure clairsemée était sans doute destinée à être l'une de ces rares élues. Malgré ses cheveux arrangés sans goût et ses vêtements peu soignés, malgré son corps sans grâce, elle peut s'enorgueillir d'avoir aimé !
Yasushi Inoue, Le fusil de chasse (Lettre de Saïko) (1949). Roman traduit du japonais par Sadamachi Yokoo, Sanford Goldstein et Gisèle Bernier. Editions Stock 1963