Je fais mes plus beaux laïus du monde
(...) Nous rôdons aux alentours du hameau. La forêt de châtaigniers dans laquelle il s'abrite est spacieuse. A travers les feuilles rares le soleil descend et illumine de longues avenues. Nous marchons dans le silence que fait le vent bourdonnant. Mon coeur s'apaise et j'imagine que celui de l'artiste s'apaise aussi. Nous arrivons à la lisière des vergers. C'est un découvert très large qui est devant nous, sur de nouveaux vallons, des vallées inconnues où coule le brouillard léger et bleu sur des montagnes plantées les unes derrière les autres et à travers lesquelles nous nous proposons d'aller circuler.
Nous prenons place devant ce spectacle. Nous mangeons volontiers notre petit casse-croûte. Le pain d'ici est très matériel et me remplit. Après l'alcool d'hier soir, je refais connaissance avec une petite salive salée très agréable. Au-dessous de nous, un homme solitaire râtelle du regain dans un grand champ vide.
Nous regardons passer les nuages. Nous reprenons soigneusement haleine.
L'artiste est adossé au talus. Il gratte la guitare couchée à côté de lui. Il est en train de dire, sans s'en douter, qu'il a un moment de repos. Enfin, il prend l'instrument sur ses genoux et il joue un petit air.
Cela n'a aucun rapport avec ce qu'il m'a joué avant-hier quand je l'ai rencontré. C'est confidentiel et amical. Je pense à l'amitié. Je fais mes plus beaux laïus du monde.
Les bois de hêtres, sous ce qu'il leur reste de feuilles dorées font luire au soleil leurs branchages blancs. Les bouvreuils s'imaginent que midi c'est l'été. Ils se rengorgent et paradent sur les aubépines, mais l'ombre qui s'est déjà installée pour l'hiver au nord des pentes les inquiète. Ils vont la voir de près, d'un vol rapide, reviennent, s'interrogent, s'essayent à de petits vols d'alouettes comme pour s'assurer de la présence du soleil. Les corbeaux s'organisent en grandes allées et venues. L'herbe des prés, déjà rousse à sa pointe, se feutre et s'aplatit. L'homme qui râtelait son regain et est allé dîner a de la chance d'avoir pu en gratter encore un peu. Je vis en bonne intelligence avec ce qui m'entoure.
Un petit garçon qui doit aller à l'école dans un village, plus bas, traverse le pré et s'intéresse, lui aussi, à la guitare. Il s'arrête et nous regarde. Rapidement, il ne nous voit plus ; il se caresse la joue avec une plume de poule. Il s'enfuit enfin au courant, avec son cartable qui lui tape aux fesses.
En cette saison, la sève des châtaigniers descend et rentre sous terre. Elle suinte de toutes les égratignures que l'été a élargies dans l'écorce. Elle a cette odeur équivoque de pâte à pain, de farine délayée dans de l'eau. Un faucon file en oblique, très bas à travers les arbres, poursuivi par une nuée de mésanges. La chaleur de midi est sur mes pieds et mes genoux comme un édredon. Je laisse pousser ma barbe pour des questions de froid universel. Aimer, vivre ou craindre, c'est une question de mémoire.
Jean Giono, Les grands chemins, Editions Gallimard 1951