Kami Hikôki/L'avion en papier
Il suffit de quelques mots si peu satisfaisants soient-ils,
venus de rien et qui prennent forme comme des composés chimiques pour que je retrouve mon calme
Mais parfois je pense que dire ces choses-là maintenant n'avance à rien
Parfois je me demande même si je ne suis pas en train de me fourvoyer
Quelqu'un vient de lancer un avion en papier de la fenêtre
du vingt-huitième ou vingt-neuvième étage de mon immeuble
Le vent a joué avec lui comme avec n'importe quel morceau de papier,
puis il est allé s'écraser de l'autre côté de la rue, dans le parking du commissariat,
mais avant cela il s'était essayé à un vol horizontal où il exprimait toute sa dignité
Durant la dizaine de secondes où l'avion en papier flottait dans le ciel quelque chose a comblé mon coeur
C'est cela que je nomme "poème"
Aiguillonné par la douleur mais étranger à toute douleur
naissant de l'expérience sans pouvoir devenir expérience
Semblable à la joie et pourtant plus serein que la joie
Rien ne prouve pourtant qu'il vaille mieux que les injures échangées dans une dispute de couple
car le poème ne promet rien
car il laisse seulement entrevoir
la chimère d'une impossible réconciliation entre nous et le monde
TANIKAWA Shuntarô, Sekenshizaru, L'ignare (1993). Traduit du japonais et préfacé par Dominique Palmé, avec la complicité d'Hélène Myara, Cheyne éditeur 2014