Vous n'êtes pas seul à connaître...
6
Vous n'êtes pas seul à connaître le supplice des heures obscures,
La nuit a aussi fait planer son obscurité sur moi,
Mes plus grands succès m'apparaissant nuls et spécieux,
La pauvreté de mes soi-disant grandes pensées me tourmentant !
Non plus que vous seriez seul à connaître intimement la méchanceté,
Je sais d'expérience ce que c'est que d'avoir fait soi-même le mal,
d'avoir de ses propres mains noué le destin tristement inextricable,
D'avoir trahi, eu honte, pris ombrage, menti, volé, tenu grief,
Rusé, détesté, convoité, brûlé d'envies innommables,
Été désinvolte, vain, avare, creux, fourbe, couard, vicieux,
Loup, serpent, porc abondant familièrement en moi,
Fausseté du regard, irresponsabilité du langage, désirs adultères rivalisant à qui mieux mieux en moi,
Dénis, haines, prévarications, mesquineries, paresse faisant florès en moi,
N'étant jamais autre que les autres, partageant leur vie, leur destin,
M'entendant apostropher de mon prénom, à voix retentissante et claire par les jeunes gens à mon approche dans la rue,
Tolérant, à mon arrêt, leurs bras autour de mes épaules comme, à table, la pression innocente de leurs corps contre moi,
Croisant tant de personnes aimables, dehors, sur le bac, dans les réunions publiques, à qui ne pouvoir adresser la parole,
Vivant ma vie commune, riant mon rire commun, mangeant chichement, dormant tout comme un autre,
tenant rôle guère éloigné de celui de l'acteur ou de l'actrice,
Ce bon vieux rôle qui sera comme nous décidons qu'il soit, grand si cela nous chante,
Petit si nous aimons mieux, ou bien les deux à la fois.
Walt Whitman, Crossing Brooklyn Ferry, 1856 dans Leaves of grass, Feuilles d'herbe. traduction Jacques Darras. Grasset 1989