C'est ce moment de bonheur inlocalisable...

Publié le par Fred Pougeard

Le tableau le plus émouvant de Corot est sans doute Orphée ramenant Eurydice des Enfers. Alors que les représentations picturales du mythe privilégient plutôt ses épisodes dramatiques, et notamment celui où Orphée, trop impatient de revoir la figure aimée, se retourne avant l'heure et perd définitivement Eurydice, Corot choisit de représenter ce bref laps de temps où, sur le chemin qui les amène au monde des vivants, Eurydice et Orphée se dirigent vers la sortie, l'un devançant l'autre. Cet intervalle où, pour quelques minutes, les amants sont réunis peut à juste titre être qualifié d'utopique, puisque c'est celui où Eurydice a été arrachée à la mort et où Orphée est certain d'avoir retrouvé le bien suprême de sa vie. C'est ce moment de bonheur inlocalisable que saisit Corot, ajoutant ici, tel un poète antique, sa touche personnelle au récit mythologique. Il choisit non pas de montrer Orphée précédant Eurydice à une distance plus ou moins grande, conformément à la tradition poétique, mais marchant devant elle en la tenant par la main, tandis que, de l'autre, il élève sa lyre à la hauteur de ses yeux, tant pour chasser les obstacles et les maléfices que pour signifier la victoire de la poésie sur les forces de la mort. Là, sur la toile, les amants ne sont pas séparés, le contact a eu lieu, il s'est produit par le toucher, par la douce pression de la paume et des doigts, et tout laisse imaginer que l'épreuve connaîtra une conclusion heureuse. Comme Orphée enserre le poignet d'Eurydice, qu'il sent battre son sang dans ses veines, il saura peut-être réprimer l'envie funeste de se retourner pour la voir ; la chaleur retrouvée de son corps lui suffit pour s'assurer que c'est bien elle ; et il reviendra triomphant et heureux des Enfers. Avec ce tableau, Corot a su renverser le sens du mythe le plus désespérant de l'antiquité grecque, passant de la dystopsie de la séparation inéluctable à la possibilité réelle du retour de l'être aimé et de la victoire sur la mort.

Joël Gayraud, La Paupière auriculaire, éditions Corti 2017.

 

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