Letters to Yesenin
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Bien sûr nous préférerions sept épiphanies par jour et une terre moins ostensiblement privée d'anges. C'est très fatigant de faire semblant d'aimer gagner sa vie, parmi les objets et les événements banals de notre existence. Quelle belle brosse à dents. Quel pied, les heures sup. Quel froid merveilleux nous avons pour accompagner ce froid printemps foireux. Que c'est rigolo de ne pas avoir un sou. Cette soupe maigre a un goût formidable. Chaque matin, ma gueule de bois due à la vinasse m'apprend quelque chose. Ces formulaires de refus grandissent mon âme. La boîte à lettres est toujours tellement vide qu'on va la peindre en rose. Ça me met du baume au coeur qu'elle préfère baiser avec un autre. Il a fallu retirer l'oeil droit de notre chatte, infecté, mais elle n'a pas changé pour un sou. Je ne peux pas payer mes impôts, on va me jeter en prison : ce sera sans doute une expérience instructive. Ce serpent à sonnette mordant chien et fille fut très intéressant. Son corps décapité se tortillait magnifiquement, quand chien et fille tiraient dessus. Quel bienfait de perdre nos vingt derniers dollars au jeu de dés. D'entrée, un coup gagnant. Mais quels chants splendides t'inspira cette vie de chien même si tu ne crus jamais que "moins est plus", que l'humiliation recelait des merveilles ineffables. Après tous ces poèmes, on te traita de lâche et de parasite. Maïakovski siffla en public au-dessus de ton cadavre et de tes oeuvres, pour se suicider à son tour peu après. Pendant ce temps en Amérique, Crane avait une bourse Guggenheim d'un an et techniquement sauta au-dessus du navire. Eût-il mesuré deux cents mètres, il s'en serait tiré. Je crois que chacun de vous aurait été pour l'autre l'ami dont ils avaient tellement besoin. Tant de maris ont peu de temps à consacrer à leurs amis homosexuels. Mais nous ne devrions jamais imaginer que nous aimons ce plat de merde quotidien. Dans la cour, les chevaux se mordent et se pourchassent. De mon rêve je vais tirer une chanson : porté en litière par d'adorables femmes, un sachet de vingt livres de cocaïne, des anges ôtent leur tunique sur mon passage, tous les amis morts ressuscitent.
Jim Harrison, Letters to Yesenin (Lettres à Essenine) (1973). traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent. Editions Christian Bourgois 1999