Cavalier seul
15
À Sophie M.
Pour le collier de vingt perles
Par toi, à cause de toi,
voici à nouveau le premier matin du monde.
Des gestes anciens, chargés d'une fraîcheur nouvelle,
des mots répétés et pourtant lisses
comme si la mer et le temps les avaient longuement roulés.
L'endormir ensemble, toucher tiède d'une peau contre une peau,
étreinte qui n'est pas encore plaisir vif,
bien-être enfoui et retrouvé
comme une brume se levant sur ce qui fut égaré,
sans même le savoir.
Tout soudain retrouve sa place
et il importe désormais de ne plus se perdre.
Pourquoi soudain cette plénitude rassurée sur elle-même ?
Ce bonheur d'apporter à la fois le trouble et la paix,
le plaisir enfin consenti, le port où tu rêvais d'aborder ?
Digue rompue dont coule le plus cristallin des élans.
Ton regard attentif cherche à me lire
avant de s'abandonner.
Mon Eurydice ramenée au jour.
1995
*
18
À Arnaud Blin
Cette année nombre de mes amis sont morts.
Compagnons d'aventures et de luttes lointaines.
Compagnons de jeunesse comme toi, Lefèvre.
Tu étais si frêle, lorsque je t'ai vu pour la dernière fois.
En quel ailleurs perdu s'enfermait ta solitude ?
Le sable se fait rare dans le verre de ma vie
où se mêlent les vivants et les morts.
J'ai toujours su le temps précaire.
Il faut fêter ce qui se peut.
Serrer dans les bras ceux qu'on aime,
partager le meilleur au fil incertain du monde,
sans prendre de pose, tenir.
Il n'est chose plus rapide que le temps.
Pindare en connaissait le cours
lui qui célébrait les Olympiades
et voulait non l'éternité,
mais épuiser le champ du possible.
Je n'ai pas fait seulement ce que j'ai pu,
j'ai tenté d'atteindre l'étoile polaire de ma vie,
constellée de visages aimés.
Rien n'est perdu dans la mémoire, gestes familiers,
mots enfouis,
mais nous ne boirons plus ensemble,
épaule contre épaule, au banquet de la vie,
dans le temps mesuré de façon si inégale.
Tout finit dans le silence
Reste le son mélancolique d'un pipeau,
un chant haïdouk,
avec le regret de ce qui a été perdu
et l'explosive vitalité d'être au monde.
Gérard Chaliand, Cavalier seul, édition français-anglais, traduit par André Demir. Editions de l'Aube 2014 et 2015. Réédition, dans Feu Nomade et autres poèmes, Poésie Gallimard 2016