Kaddish

Publié le par Fred Pougeard

I

Pendant sa dernière maladie, ma mère a pris ma main dans la sienne
et l’a serrée ; j’ai su pour la première fois

combien sa main était calleuse et la mienne était douce.

 

II

Jour après jour, tu vomis la sève verte de ta vie
et, t’essuyant les lèvres avec un mouchoir en papier,
tu me fais un sourire : et je te rends ton sourire.
Mais, parfois, au milieu d’une conversation avec d’autres 
je suis surpris par un soupir qui n’a aucun rapport.

 

III
Je te rends visite, et, après avoir dit le peu que nous avons à dire,
je retourne à mon travail et à mes plaisirs ;
mais toi, tu es couchée depuis plusieurs semaines.
Le soleil se lève ; les nuages s’en vont ; le ciel est bleu ;
les étoiles paraissent ; la lune brille ; et le soleil se remet à briller
pour moi ; mais toi, tu es en train de mourir,
et tu essuies les larmes de tes yeux —
secrètement, pour que je puisse retourner à mon travail et à mes plaisirs
pendant que le soleil brille et les étoiles apparaissent.

 

IV
Le vent qui a soufflé hier est retombé ;
maintenant il fait froid. Le soleil brille derrière un bosquet
dépouillé de toutes ses feuilles (les arbres, non plus bruns
comme en automne, mais grisâtres — du bois mort jusqu’au printemps) ;
et dans l’herbe flétrie, des feuilles de chênes brunes
gisent, grises de gel.
« J’étais tellement malade, mais maintenant je crois que ça va mieux ».
Ta voix, étrangement profonde, tremble ;
tu as la peau cendreuse —
tu sembles notre mère à tous les deux, morte depuis longtemps.

 

V
Le vent amoncèle les vagues le long de la rivière
pour ajouter leur argent aux miroitements du couchant.
Le grand travail que tu as fait paraît maintenant bien futile
mais tu es fatiguée. Tu es contente de fermer les yeux.
Que fait ce réverbère
si loin de toute rue ? C’était le soleil,
et, maintenant, il ne reste plus que la nuit.

 

VI
La tête renfoncée, les yeux fermés,
le visage livide,
les lèvres meurtries entrouvertes ;
respirant lourdement,
à croire que tu aurais escaladé
étage sur étage 
et cette lourde respiration 
s’est arrêtée.
L’infirmière est entrée en silence
à ce silence,
elle a tâté ton pouls
et posé ta main
sur la couverture,
et puis elle a tiré la couverture jusqu’au menton
et mis un paravent devant ton lit.
C’était tout :
tu étais morte.

 

VII
Ses lourdes tresses, ses longs cheveux dont elle était si fière,
coupés, le rouge des pompes funèbres
sur les joues et les lèvres 
et la gaîté de son accueil
rendue muette —
ma mère était penchée sur moi
comme quand j’étais petit.
Qu’était-elle venue me dire
du fond de son tombeau ?
Impuissant,
je regardais son angoisse ;
j’ai levé le bras
pour caresser sa joue,
et je l’ai touchée — je me suis réveillé.

 

VIII. STÈLE

Non, pas comme quand tu étais couchée, une bassine devant toi
où tu ne cessais de vomir ; non pas comme l’après-midi
où tu suivais lentement le docteur, tenant à peine sur tes jambes,
toute petite, ratatinée dans ton manteau noir,
mais telle que je t’ai vue, à demi tournée vers moi, lorsque, avant de sortir par la porte battante
tu as levé la main, le visage calme et solennel.

 

IX
Nous avons regardé la veilleuse qui brûlait lentement devant ton portrait
et nous nous sommes détournés ;
nous pensions à toi dans nos conversations mais rien n'était capable de nous faire parler —
avec des étrangers indifférents, — si, 
mais pas entre nous.

 

X
Je sais que tu ne m’en veux pas
(s'il peut y avoir quelque chose qui t'importe)
que je ne prie pas pour ton repos,
que je ne brûle pas une bougie
le jour de ta mort ;
nous n’avons pas besoin de ces vétilles,
toi et moi —
les mots, les bougies, les prières.

 

Charles Reznikoff, Kaddish, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par André Markowicz, dans André Markowicz, Partages vol.2, Inculte/dernière marge 2016 pp 268-271. Poème issu du recueil Çà et là (Going To and Fro and Walking Up and Down, 1941,  que l'on trouve traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillyboeuf aux Editions Nous 2018

 

 

 

 

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