Laisse LXVI
à Fred Pougeard
Tout est tranquille ici.
C’est si tranquille ici que c’en est un massacre.
Tout m’avait un goût dégueulâcre
Hier. Mais ce n’est plus ce que je dis.
Ce que je dis, c’est que le monde est beau.
Ce que je dis, c’est que le monde est neuf.
J’ai changé mon regard, je regarde de haut.
Tout est tranquille et neuf.
J’aime changer comme change le ciel.
Je ne sais plus les noms, 10
Je sais que les noms sont maudits ;
Les noms sont pleins de fiel,
Ce sont de sales cons.
Oui, c’est ce que je dis.
On voit encore ici leur ombre,
Souvenir de terreur.
On se souvient de leur grand nombre –
Et peut-elle être belle,
La peur ?
Tout est tranquille ici. 20
Il suffirait d’un rien pour que la vie soit belle.
Il suffirait que soit défait mon dit.
Diction, malédiction.
Tout est toujours mal dit et le malheur arrive.
Poète un pied sur chaque rive,
Attend de l’enfer éviction !
J’attends un invité,
Je refais du café.
Je voudrais être prêt lorsque la Mort viendra.
Je voudrais être prêt lorsque la Mort dira : 30
Viens mon petit on rentre
C’est un hiver de merde
Tu as froid mon petit viens dans mon lourd manteau
Il a duré longtemps oui duré si longtemps
Et il n’est plus si tôt non plus si tôt
Je ne veux pas que tu te perdes
Partageons ce café
Nous avons tout le temps
De prendre le café de finir le café 40
Tu as déjà un peu plus chaud petit ?
Viens dans mon lourd manteau et fais ce que je dis
On rentre.
Un café dans le ventre
On rentre à la maison
On rentre on rentre à la maison
La maison tu verras n’a pas beaucoup changé
La maison tu verras n’a pas du tout changé
Et tout le monde y est
Tout le monde t’attend 50
Tout le monde a le temps
Et puis le temps passé n’est pas juste passé
Il est aussi devant
Il est encor présent
Le temps est la grande cuisine
Où tu fais ce café
Et dans l’odeur du café
Tu trouves la cuisine
La table d’où par la fenêtre
S’en est allée l’enfance 60
Par petits morceaux d’être
Qui sont devenus rances.
Tu trouves ta fragrance
Et l’alcool et la cire et puis le goût du temps
Le temps qu’on tient en soi qu’on a pour soi
Le vieux temps de l’enfance
Où la fenêtre s’ouvre et c’est le soir des rois
Le temps au cœur du temps
Qu’est-ce que tu as cru ?
Qu’on allait te laisser à ce monde foutu 70
Petit ? La gelée blanche est tombée sur le pré
Je prends le fusil de Grand-Père
Et de quoi le charger
Et je m’en vais par les bois les fougères
Et je vais par les monts
Et je ne pense à rien seulement à marcher
Je ne me perdrai pas je connais tout à fond
Je suis une ombre dans les vallées la forêt
Peut-être suis-je mort
Mes anciens sont ici leur âme y dort 80
Je refais du café.
Je remonte le temps.
Je me souviens de tout.
Non, je ne suis pas fou.
Je suis coulé au temps.
Et je démens les faits.
L’enfance
Est d’un coup revenue
D’un coup d’un seul intacte.
Je pense 90
Ma mémoire est foutue
La parole m’impacte
Je vacille sur moi
– Je ne peux plus signer
Dit regardant sa main mon père
– Moi je peux l’imiter…
Et je gribouille un truc qu’il reconnaît pour sien.
– … je n’ai pas tant triché pour rien
Je repense à l’école et mon père sourit.
– Je ne peux plus signer 100
Dit prenant le stylo mon père
Puis il gribouille un truc sur un coin de papier
Et sourit
Dieu qu’ils sont loin les pleins et les déliés
– Mais ce n’est pas ta signature
Dit doucement ma mère
Et mon père sourit et me tend le papier
– Non ce n’est pas ta signature
Elle est à peu près nette avec pleins et déliés
– C’est celle de mon père 110
Dit mon père Il sourit.
On n’a pas tant triché pour rien.
Personne n’a triché.
Je ressers du café.
On est bien, là, oui, on est bien.
Ma mère aussi sa main sur la mienne sourit.
Le moment se suspend.
J’accroche le fusil au mur de l’escalier
Je jette un œil à ce bout de papier
C’est si ténu le temps 120
19 janvier 2016
Pascal Adam, Laisse 66