A Allen Ginsberg

Publié le par Fred Pougeard

Allen, mon cher, mon grand poète d’un siècle meurtrier, 
toi qui t’obstinant dans ta folie
es arrivé à la sagesse.

Je t’avoue que ma vie n’a pas été telle que je l’aurais souhaitée. 

Et maintenant qu’elle est passée, elle reste là comme un pneu inutile au bord de 
la route. 
 
Elle était comme la vie de millions d’hommes, contre laquelle 
tu te révoltais au nom de la poésie et de Dieu tout-puissant.
 
Soumise aux bonnes mœurs, avec la conscience que ces mœurs sont absurdes, 
soumise à la nécessité de nous lever  tous les matins et d’aller au travail. 
 
Avec des désirs non réalisés, et même avec l’envie non réalisée 
de crier et de nous taper la tête contre les murs, avec cette interdiction qu’on se 
répète à soi-même : "Défendu". 
 
Défendu de laisser passer les choses, de se permettre de ne rien faire, 
de méditer sur sa douleur, défendu de chercher de l’aide 
à l’hôpital ou chez le psychiatre. 
 
Défendu à cause du devoir, mais aussi à cause 
de la peur devant les forces qui, dès qu’on les relâche, font apparaître notre bouffonnerie 
 
Et j’ai vécu dans l’Amérique du Moloch, cheveux courts et rasé, 
nouant mes cravates, buvant du bourbon devant la télé tous les soirs. 
 
Les nains diaboliques des désirs faisaient en moi des culbutes, j’en étais 
conscient et je haussais les épaules : cela passera 
avec la vie. 
 
 La crainte m’épiait de tout près, je devais faire comme si 
elle n’avait jamais été là et qu’une normalité bénie 
me reliait aux autres. 
 
Telle peut être aussi l’école des visions, sans drogue 
et sans l’oreille coupée de Van Gogh et sans la fraternité des meilleurs 
esprits derrière les grillages des hôpitaux. 
J’étais un instrument, j’écoutais, en pêchant les voix
 
dans le chœur balbutiant, en les traduisant en phrases claires, 
avec des virgules et un point. 
 
Je t’envie pour le courage de la provocation absolue, des paroles
ardentes, de la malédiction haineuse du prophète. 
 
Les sourires honteux des humoristes sont conservés dans les musées 
et ne sont pas du grand art, mais le souvenir d’un manque de foi. 
 
Pendant ce temps-là, ton cri blasphématoire continue à retentir 
dans le désert de néons, là où erre la tribu humaine 
condamnée à l’irréalité. 
 
Walt Whitman écoute et dit : Oui, c’est ainsi qu’il faut agir, 
pour amener le corps des hommes et des femmes là où 
tout est accomplissement et où ils vont vivre désormais dans chaque 
métamorphose de l’instant. 
 
Et tes banalités journalistiques, ta barbe et tes perles 
et le costume du révolté de cette époque seront pardonnés. 
 
Car nous ne cherchons pas ce qui est parfait, nous cherchons 
ce qui reste d’une tension continue. 
 
En nous rappelant l’importance d’un hasard heureux, d’une rencontre fortuite 
de mots et de circonstances, du matin avec des nuages qui apparaissent ensuite 
comme inévitables. 
 
Je ne te demande pas une œuvre monumentale qui serait 
comme une cathédrale médiévale au-dessus d’ une plaine française. 
 
Moi-même je l’espérais, et je me suis donné de la peine en sachant plus ou moins 
pourtant que ce qui est extraordinaire  devient en général ordinaire avec le temps. 

Et que dans le mélange planétaire des confessions et des langues, nous ne sommes 

pas plus que les inventeurs du rouet 
ou du transistor. 

Accepte cet hommage de ma part, moi qui ai été si différent mais aussi dans le même service inconnu. 

Que l’on présentera seulement, à défaut de mieux, comme l’activité consistant à écrire des poèmes. 

Cszelaw Miłosz, Revue Europe n°902-903 Juin-Juillet 2004. Traduit du polonais par Jacques Donguy et Michel Małowski

Merci à l'excellent blog Le Bar à poème, qui me fait découvrir ce poème.

Photo ©Lein/Writer Pictures/Leemage
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