Avignon

Publié le par Fred Pougeard

Ivre, je marchais sur cet ancien pont
On y danse, paraît-il, on y danse
Ne doutant pas qu'il me mènerait vers l'autre rive
Cent mètres plus loin j'ai marché dans le vide
Qui pendait derrière la quatrième pile
Au milieu du fleuve. L'eau me parut bonne
Réchauffée par l'égout, nauséabonde, mais
Scintillante sur le lit de galets blancs et plats
Où des bras de cèdre et de laurier-rose
M'accueillirent
                                            Les êtres de ce lieu avaient 
Pris place à des tables chargées
De crabes coquillages fromage et vin rouge.

À peine mon pied avait-il touché le fond

Que l'on m'embrassait sur les joues droite et gauche

Étrange coutume. Ils dévoraient  avec minutie

Les gestes aussi légers que les phrases

D'autres, accroupis, battaient avec leur canne

La mesure de la Marseillaise.

Seins et nombrils se glissaient hors des robes

À m'en faire venir l'eau, sous les eaux, 

À la bouche :

                                            J'oubliai presque

Où je me trouvais. Les anciens Grecs

Y situaient l'entrée dans le monde des morts

Alors que j'ai pu voir ces gens sous le niveau de la mer

Vivre comme dieu en France. Rassasié abreuvé chantant

Je fus d'emblée converti : ne croire en rien d'autre

Qu'à ce que mes lèvres attrapaient

Olives regards phrases nues sans aucune

Parure, comme il est d'usage dans l'eau.

 

Puis je m'étendis dans les algues, mes genoux

Entre deux autres, une autochtone entreprit

De me faire la leçon. Nous ignorons

Dit-elle, Tout pêché, donc aussi tous ces châtiments

Qui vous font trembler là-haut. Nul, poursuivit-elle, 

Sa bouche contre mon corps, ne peut nous tuer ou nous contraindre

À faire ce qui nous rebute. Nous filons au gré du courant 

À travers les frontières. Eh mon gars

Nous ne vivons pas pour demain mais pour aujourd'hui

Que dis-je aujourd'hui, pour maintenant ! Pénétrante parole, quand moi

Je la pénétrai, ce n'est pas un pur drapeau

Qui flotte au-dessus de nos têtes, notre peau

Est la seule bannière sous laquelle nous marchons !

 

Je tentai, balourd comme je suis,

De la comprendre, mais elle resta froide

Comme n'importe quel poisson, le sourire peint

Et cramponnée à mon fétu, d'une voix câline :

Ne t'en fais pas, nous n'éprouvons rien,

Si ce n'est comme les chats

Qui conçoivent dans la douleur et mettent bas dans le plaisir

Ignorant la souffrance nous ignorons la joie

plongés que nous sommes  dans l'eau et pendus à la vie

Comme des chenilles, mais mortes

Ainsi parla ma compagne tandis que je me retirais
Ah si nous étions à votre place, dehors
À l'air libre ! Comme nous saurions tirer
Le vivant de l'inerte. Et je vins heurter la rive.
 
Volker Braun, Jardins d'agrément, Prusse (1960-1989) dans Poèmes choisis. Traduit de l'allemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance. Editions l'Oreille du loup 2011. Editions Gallimard 2018.

 

 

 
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