By night
Cette maison n'est pas la mienne,
Pourtant j'y vis comme chez moi,
Tout le jour enfermé. Pourquoi
Ai-je attendu que la nuit vienne
pour sortir comme un clandestin ?
Sur le seuil obscur, je m'arrête :
Le quartier désert est éteint.
N'ayant plus une cigarette,
Je vais au hasard dans Paris
Qui se dérobe ou qui se masque.
Une aile de chauve-souris
Géante volette et, fantasque,
Me trompe à tous les carrefours.
Mais des escaliers raccourcissent
Le chemin, plus noirs que des fours
Où flotte une odeur de saucisse
Fumée. Et voici le traiteur
Sur le point de fermer boutique.
J'entre : "Etes-vous acheteur ?"
"Non, monsieur, ma quête est mystique."
Econduit sans autre débat,
Je dois sortir à quatre pattes
Et chercher plus loin le tabac
Salvateur des homéopathes.
Vers le boulevard Saint Michel
Qui brille faiblement dans l'ombre,
J'erre comme un romanichel,
De rue en rue un peu plus sombre
Et suivi de l'oeil par ce chien
Obèse et faux comme un satrape.
Au fond d'un bar platonicien,
Subitement il me rattrape,
Voulant du sucre. Son museau
Tour à tour implore et menace.
Mais je n'en ai pas un morceau.
N'importe : il devient si tenace
Qu'il me distrait du résumé
Qui, sur un mur de la taverne,
Mélange en dessin animé,
Au vieux mythe de la caverne,
Tous mes avatars conjugaux
Et la ferveur inassouvie
Qui métamorphosa ma vie
En tas de livres et de mégots.
Enfin, le barman me libère
En donnant des sucres au chien,
Et je repars, d'un réverbère
A l'autre qui n'éclaire rien.
La ville est épaisse, profonde,
Obscure et chaude comme un lit
Où doucement s'ensevelit
L'angoisse d'être seul au monde.
Puis soudain dans le jour blafard,
Un merle illuminé pérore,
Et je m'éveille à Vaugirard
Près d'une main couleur d'aurore.
Jacques Réda, Le XVe magique dans Châteaux des courants d'air. Editions Gallimard 1986