Pâques 1957

Publié le par Fred Pougeard

 

(Extraits)
1
 
Commence, recommence n'importe où !
Il importe désormais
seulement que tu fasses chaque jour
un quelconque travail, un travail
fait seulement avec attention, avec
honnêteté. Il importe seulement
que tu apportes à bâtir indéfiniment la réalité
(jamais finie) ta très très petite part quotidienne...
À travers la lunette ou pour l'œil encore unique
tu vois lentement, en détail très mal,
au total assez bien. Assez pour t'orienter.
Assez pour savoir marcher, le chemin qui peu à peu
se découvre. Assez pour tant bien que mal
faire ta part. D'ailleurs, en fait,
importe-t-il, le détail du travail,
le détail des formes du pied dans le sable,
ou bien le but où tu finis peut-être, parfois, par arriver ?
Mais il n'y a pas de but non plus.
Le but recule toujours vers les sables non atteints.
 
3
 
Plus de somnifères. Plus d'apparences.
Plus de symboles, à vrai dire, ni pierres, ni plantes.
Ni maisons. Ni arbres.
Venez sur mes sentiers déserts, avancez-vous
vers mes espaces déserts. Je serai désormais
la voix du silence, l'ombre à votre gauche les jours
de grande lumière, le son des pas sur les cailloux,
le temps qui passe et passe si lentement, si vite
je suis votre silence et ce qui est autour, je suis
votre silence dans ce qu'il a rarement de plus profond.
Dites-moi bonsoir, dites-moi bonjour, bonjour surtout,
bonjour longtemps à l'orée des journées à travailler
dites-moi bonjour pour m'appeler moi maintenant,
moi à mon tour, toi à ton tour, nous à notre tour
pour nous appeler
à la création.
 
                                                                                                  Lundi, Pâques
 
5
 
bec jaune, bec courbe, bec de lapin ou de
cygne. Ne m'apportent rien. Ne m'apprennent rien.
Il faut attendre. Dans le silence et le noir.
Dans l'ombre malsaine de la nuit tourmentée.
Dans le désordre. Il faut attendre sans même
un espoir précis. Il faut attendre jusqu'à ce que
le résultat attendu se soit réalisé.
C'est-à-dire attendre les moments, les chances 
les je ne sais quoi rarement réussis. 
Adieu Floriane ! Je ne sais plus qui tu es,
à quoi, à qui tu ressembles. C'est trop loin.
C'est trop grêle, trop enfantin, trop inimportant,
trop libre de tout, simple caprice du cœur 
ou est-ce de l'œil ? Les autres maintenant
voyagent, essayent bientôt de dormir. D'autres
se sont couchés et dorment profond. D'autres
lisent en un moment d'insomnie un dernier
chapitre. Dans d'autres longitudes, d'autres
célèbrent la dernière heure du jour ou la
première du matin. Le mistral ne règle rien.
Il faudra du temps pour faire une seule
observation simple et vraie.
 
                                                                                     Lundi/mardi de Pâques 01.20
 
 
 
9
 
Qui a besoin de toi ? personne.
Y en aura sans doute qui ne déteste pas
prendre un verre, raconter une histoire, faire un tour,
causer, et qui en un sens, pour un moment,
si tu étais mort, regretteraient ta disparition.
Mais le fait qu'en fin de compte, pour toi, sur cette terre,
pas pour eux, tu sois disparu, ça ne changerait rien
à leur humeur, leur appétit, leur désir de bouger
et pourquoi cela changerait-il quoi que ce soit ?
Voici donc les limites à connaître clairement.
À l'intérieur de cette limite, il est quelque espace.
Rien de fou, mais assez pour l'homme vraiment
libre, vraiment raisonnable (en supposant que ce mot
ait un sens quelconque). Il s'agit, après tout
uniquement
de préparer le terrain généralement ingrat
sur lequel on va jeter le grain au demeurant médiocre
ou mieux encore : incertain, de ta difficile croissance.
Eux-aussi, ils aiment dormir, ne rien faire de spécial,
croire un peu, lire beaucoup, se promener
et ne pas chaque jour être forcés à des choix inutiles
et inutilement spectaculaires. On ne veut pas que les choses
arrivent ; on veut qu'elles soient et ne changent que
lentement, très lentement, comme un tissu réel
sur un corps réel. Ceci dit, bien sûr
je remercie l'ange gardien et crois le reconnaître
pour autant que possible sans l'avoir encore vu.
Sans l'avoir même senti ou entendu ou même
réellement deviné. Mais je crois qu'il existe.
Comme le facteur après tout jamais vu
depuis six mois dans ce nouvel appartement.
Comme le temps va vite, avec ses dégâts
au moins aussi vite qu'avec ses plaisirs.
La petite à cette heure dort. Profonde, régulière
haleine. Profonde ? Peut-être, oui, et en tout cas
régulière. Un arbre peut-être croit sentir
des flairements d'insectes ou des animaux
se frottant le derrière contre ses épines,
ou des mouches cherchant le vol indéfini.
Cette écriture est devenue difficile, minuscule,
pas spécialement claire, et peut-être destinée
à retomber peut-être à un niveau confus,
peu propre. Il faut reprendre
en apprenant par des leçons élémentaires
concernant toute la longueur du corps.
Plus de force pour protéger dans le titre et les
andouillettes le tirage de ton film ou qu'est-ce
et surtout ces dessins-couvertures, avec tant
de dessins parfois déformés ou transformés en 2
par les couvertures à la "créateur".
Seigneur, permettez-moi
de garder patience, de ne pas demander trop,
de savoir attendre le non-prévisible,
le non-prévu, sorti brièvement de quelque
naufrage ou catastrophe, si l'on y échappe.
 
                                                                                                Samedi 01.30
 
11
 
Voici refermée la porte qui menait
eaux eaux sombres et souterraines.
Certes, il y a encore du dégât. Un œil fermé,
Une ample cicatrice du crâne.
L'insomnie de la première partie de la nuit.
Les dents piteuses. La mémoire
encore médiocre. Mais tout ceci vivant.
Que fera-t-on désormais ?
Un travail sédentaire, un peu solitaire.
Un séjour principal à la campagne.
Que fera-t-on ? Ce qui demandera à être fait.
Ce qui se présentera. Ce qui
Insistera. Que fera-t-on ? On vivra.
Longtemps. Patiemment. Sans protestations.
On vivra parce qu'il faut vivre, parce qu'il faut
faire ce que l'on est né pour faire.
On ne cherchera plus à fuir. Il n' y a pas
de fuite possible, véritable. Il n'y a
que la possibilité de faire ce qu'on est né pour faire.
 
                                                                                                   3.5.57, 0100 heures
(...)
 
Jean-Paul de Dadelsen, Jonas. editions Gallimard 1962
 
 
 
 
 
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