La mémoire enfin
La mémoire, enfin, obtient ce qu'elle cherchait.
Se retrouve ma mère, se révèle mon père.
Je leur rêve une table, deux chaises. Assis,
ils me sont à nouveau, et à nouveau vivants.
Deux lampes des deux visages brillent à l'heure grise
comme pour Rembrandt.
Maintenant seulement je peux enfin les dire,
les rêves où ils erraient, dans combien de cohues
des roues je les sauvais, dans combien d'agonies,
de combien de mes mains, sans vie ils s'effondraient.
Fauchés —ils repoussaient de travers.
L'absurde les forçaient à une mascarade.
Qu'importe si hors de moi ils n'aient pu en souffrir,
s'ils en souffraient en moi.
Les badauds entendaient quand j'appelais Maman
une chose qui sautillait et pépiait sur la branche.
Se moquaient de mon père coiffé d'un ruban rose.
Et je me réveillais de honte.
Et puis, enfin.
Une nuit ordinaire,
d'un vendredi banal à un samedi,
ils me sont arrivés tels que je les voulais.
Je les rêvais comme s'ils étaient libres de tous les rêves,
obéissant à eux-mêmes, et à rien d'autre déjà.
Éteintes, quelque part au fond, toutes les variantes.
Dépouillés de leur forme requise, les accidents.
Eux seuls, ils rayonnaient, beaux, tels qu'en eux-mêmes.
Je les pensais longtemps, longtemps, et heureusement.
Je me suis réveillée. Puis j'ai ouvert les yeux.
Et j'ai touché le monde comme un cadre sculpté.
Wisława Szymborska, Cent blagues (1967) dans De la mort sans exagérer, Poèmes 1957-2009, traduit du polonais par Piotr Kaminsky. Editions Gallimard 2018
Photographie : Wisława Szymborska à Cracovie en 1984 par Joanna Helander.