Troisième élégie

Publié le par Fred Pougeard

Une époque farouche

M’a, comme une rivière fait rebrousser chemin.

On m’a imposé une autre vie. Elle coulait

Dans un autre lit, auprès d’un autre,

Je ne connais plus mes rives.

Oh ! j’ai manqué bien des spectacles,

Le rideau s’est levé sans moi,

Puis il est tombé. Combien d’amis

Vrais je n’ai jamais rencontrés,

Combien de profils de villes,

Auraient pu m’arracher des larmes :

Et je ne connais qu’une ville au monde,

Je m’y oriente à tâtons dans mes rêves.

J’ai écrit beaucoup de vers,

Et, comme un chœur mystérieux,

Ils rôdent autour de moi, et peut-être

Un jour m’étoufferont…

Je connais les débuts et les fins,

Et la vie après la fin, et aussi

Quelque chose que je ne peux pas me rappeler.

Une femme (laquelle ?) a occupé

La place qui était pour moi la seule,

Elle porte mon nom le plus officiel,

Elle m’a laissé un sobriquet, dont

J’ai fait tout ce que j’ai pu.

Ce n’est pas dans mon tombeau,

Hélas ! que je dormirai.

Mais quelquefois un vent espiègle de printemps

Ou le choc de deux mots au hasard dans un livre

Ou le sourire de quelqu’un m’entraîne

Dans une vie qui n’existe pas.

Telle année, il s’est passé telle chose,

Telle autre, ceci… Voyager, voir, penser,

Se souvenir, entrer

Dans un nouvel amour comme dans un miroir

Avec le vague sentiment d’être infidèle,

Avec une ride qui, hier,

N’était pas là.

 

Mais si de je ne sais où

Je jetais un regard sur ma vie d’aujourd’hui,

Je connaîtrai enfin l’envie…

 

2 septembre 1945

Léningrad

 

Anna Akhmatova, Requiem, poème sans héros et autres poèmes, traduit du russe par Jean Louis Backès. Editions Gallimard 2007.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :