La grande bataille

Publié le par Fred Pougeard

Une brise du soir fraîche annonçait une nuit de froid sec. Je m'accotai à la paroi, emmitouflé dans un manteau anglais bien chaud et m'entretins avec le petit Schulz, le compagnon de ma patrouille contre les Hindous, qui s'était montré en vieux camarade là où l'affaire était la plus chaude. Aux postes de guetteurs, des soldats de toutes les compagnies, aux visages juvéniles et marqués par la fatigue, observaient sous le rebord du casque les positions ennemies. Je les voyais, de la pénombtre des tranchées, droits et immobiles comme sur des tourelles de tir. Leurs chefs étaient tombés ; ils se plaçaient d'eux-mêmes à l'endroit voulu. Dans un poste avancé comme le nôtre, où l'on sentait venue la détente après un jour sanglant, il régnait une grande assurance. (...)
 
C'est alors que des grenades éclatèrent de nouveau sur la droite et qu'à gauche s'élevèrent des signaux lumineux allemands. Le vent nous apporta, du fond du crépuscule, le vague et faible écho de hourras poussés par des voix nombreuses. Ce fut le feu aux poudres. "Ils sont tournés, ils sont tournés !" Dans l'un de ces moments d'enthousiasme qui précèdent les grandes actions, tous sautèrent sur les fusils et attaquèrent la tranchée devant nous. Après un bref échange de grenades, un détachement de highlanders s'enfuit vers la route. Plus moyen de se contenir. On eut beau nous crier des avertissements : "Gare, la mitrailleuse de gauche tire encore !" — nous sautâmes hors de la tranchée et eûmes en un clin d'oeil atteint la route, qui grouillait de highlanders éperdus. Ils cédèrent sous ce choc terrible, mais se heurtèrent dans leur fuite  à un obstacle de barbelés long et dense. Ils hésitèrent puis s'élancèrent le long du réseau. Dans le tonnerre de nos hourras, ils étaient contraints d'aborder sous un feu nourri cette course mortelle. C'est à ce moment-là que le petit Schulz arriva avec ses mitrailleuses. 
La route offrait un spectacle de Jugement dernier. La mort fauchait à droite et à gauche. Les cris de guerre, qui s'entendaient de loin, le feu dense des armes à main, les chocs sourds des grenades éperonnaient les agresseurs et pétrifiaient leurs adversaires. Durant ce long jour, le combat avait couvé comme un feu que l'air attisait enfin. Notre supériorité croissait à chaque instant, car derrière l'assaut des troupes de choc étirées, les réserves suivaient comme un coin épais. Quand je fus à la hauteur de la route, je la dominai, de notre côté, du haut d'un talus. La position des Ecossais courait sur son autre bord à travers le fossé, qu'ils avaient approfondi ; elle se trouvait donc, par rapport à nous, en contrebas. Pourtant, dans ces premières secondes, nos regards furent détournés d'elle : la vision des highlanders qui tombaient tout le long du barbelé effaçait tous les autres détails. Nous nous jetâmes à plat ventre en haut du talus et tirâmes. 
Tandis que je m'escrimais en jurant contre une culasse bloquée, je sentis qu'on me tapait violemment sur l'épaule. Je me retournai et aperçus le visage furibond du petit Schulz. "Ils tirent encore les salauds !" Je suivis le geste de sa main et ne distinguai qu'alors, dans le petit lacis de tranchées que seule la route séparait de nous, une ligne de formes humaines : les unes chargeant, les autres la crosse contre la joue, en proie à une activité fiévreuse. Déjà les premières grenades volaient sur la droite, projetant haut en l'air le buste de l'un d'eux.
La raison commandait de rester sur place et de mettre l'ennemi hors de combat en quelques coups de feu. Il nous présentait une cible facile à atteindre. Au lieu de cela, je jetai mon fusil et m'élançai, les poings serrés. Par malheur, je portais toujours mon manteau anglais et mon calot au ruban rouge. Je me trouvai donc déjà du côté adverse et, qui pis est, en uniforme ennemi. En pleine ivresse de la victoire, je sentis un coup sec contre ma poitrine, à gauche ; puis tout devint noir. Fichu !
J'étais certain d'avoir été touché au coeur, mais ne ressentais dans l'attente de la mort ni douleur ni angoisse. Je vis en tombant les cailloux blancs et polis dans la glaise de la route ; leur ordonnance était chargée de sens, nécessaire comme celle des étoiles, et dévoilait de grands mystères. Elle me parut familière et passionnante, plus que la tuerie qui se poursuivait autour de moi.
 
Ernst Jünger, Orages d'acier, dans le chapitre La grande bataille. Traduit de l'allemand par Henri Plard. In Stahlgewittern, Ernst Klett Verlag, Stuttgart 1961. Editions Christian Bourgois 1970 pour la traduction française.
 
 
 
 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :