La cité souterraine
Les mains en avant à travers la nuit
Nous sommes tous descendus dans une cité souterraine
qui n'en finit pas de s'étendre
et nous nous cherchons les uns les autres
à tâtons sans jamais nous retrouver.
Parfois à la lueur faible qui tombe d'en haut
par un puits ou par une faille dans la roche
nous apercevons une trace
une image détruite
un écrit presque illisible une empreinte de pas
et le cœur soudain rempli d'une joie enfantine
nous nous dirigeons de ce côté croyant comprendre le message
mais notre espérance est toujours déçue.
Pourtant ceux que nous cherchons dans cette ville
c'est eux qui nous avaient promis
de ne jamais nous abandonner :
ils nous avaient comblé les mains et la mémoire
de glorieux vestiges
de tous les dons qui ne s'achètent pas...
Nous avons tout gardé nous sommes fidèles
mais les parjures nous ont trahis
ils nous ont égarés dans le labyrinthe
sans nous laisser le plan ni le trajet ni la clé.
Ici nous tournons sur nous-mêmes sans fin
la poussière a recouvert nos trésors plus rien ne brille.
C'est à peine bientôt si nous saurons
nous souvenir des promontoires
d'où l'on embrassait d'un seul coup d'œil
les mers les forêts les collines avec leurs villages,
où tout le monde se retrouvait dans le bruyant cortège
le long des routes bondées de charrois
et dans les rues illuminées
pleines de cris d'enfants.
Gassin, 28 novembre 1972
LA FIN DU POÈME
C'est la fin du poème. Épaisseur et transparence, lumière et misère — les jeux sont faits.
On avait commencé par la rime pour enfants. On avait cherché des ondes de choc dans d'autres rythmes. On avait gardé le silence, ensuite murmuré : on cherchait à se rapprocher du bruit que fait le cœur quand on s'endort ou du battement des portes quand le vent souffle. On croyait dire et on voulait se taire. Ou faire semblant de rire. On voulait surtout sortir de son corps, se répandre partout, grandir comme une ombre sur la montagne, sans se perdre, sans rien perdre.
Mais on avait compté sans la dispersion souveraine. Comment feindre et même oublier, quand nos débris sont jetés aux bêtes de l'espace, —qui sont, comme chacun sait, plus petites encore que tout ce qu'il est possible de concevoir. Le vertige secoue les miettes après le banquet.
Jean Tardieu, Formeries, 1976, dans L'Accent grave et l'accent aigu, Poèmes 1976-1983, Editions Gallimard.
Illustration : Pol Bury, trois portraits ramollis de Jean Tardieu,