Traversée du bleu
De nouveau je roulais par les campagnes bleues
Ce bleu qu'un peu de brume, en les adoucissant,
Tire des prés au vert presque phosphorescent
Et des forêts de mousse au bord des eaux trembleuses.
Comme sur les confins vaporeux des déserts,
Des collines au loin glissaient en caravane
Ou bien dansaient avec la grâce des pavanes
Et par lambeaux le vent m'en apportait les airs.
Et je suivais aussi ma route comme on danse
Mais en changeant de partenaire à chaque instant,
De haie en bois, de lac en ru, virevoltant
Sans dévier et sans ralentir la cadence.
J'avançais à travers le tourbillon bleuté
Ainsi que dans un bal on va de fille en fille,
Car les yeux de chacune attendent et pétillent ;
Leurs mains moites savent déjà la volupté.
Elles allaient rouler en bas des pentes molles,
Aux fleurs abandonnant du linge tout du long,
Pour basculer vers l'ombre ouverte d'un vallon
Et rire dans un creux de source et d'herbes folles.
Partout je ne voyais que doux ventres blondis,
Beaux regards embués sous les branches des saules,
Et des bras toujours frais effleuraient mes épaules,
Sur ma tête flottaient des souffles engourdis.
Mais je n'étais ainsi qu'une forme mouvante
Parmi d'autres, nuage issu de la vapeur
Enveloppant de bleu tout l'espace. À la peur
De m'égarer avait succédé l'épouvante
Heureuse d'être enfin complètement perdu.
Et plus profond encore, au point de m'y dissoudre,
Je m'enfonçais dans cet éboulis bleu de poudre
Où le jour amoureux me tenait confondu
Avec le ciel où prend patience la foudre.
Jacques Réda, Le Sens de la marche. Editions Gallimard 1990