Le malheur doit être transformé en quelque chose d'autre...
Quand on a souffert quelque chose, quand on a senti quelque chose, chez un homme de lettres, cela demande une forme (...) Un écrivain, un poète sait que tout ce qu'il vit est fait pour écrire. Je crois que dans l'Odyssée, on lit que les dieux donnent des malheurs aux hommes pour que les générations suivantes aient quelque chose à chanter. Vingt-cinq siècles après, Mallarmé a pensé la même chose, mais il a pensé en terme de "livre", il a dit : "tout aboutit à un livre". C'est la même idée, l'idée que nos expériences sont faites pour l'art, sont faites pour prendre d'autres formes, dans l'art. Et dans ce cas, on trouve tout de suite que peut-être le malheur est plus riche que le bonheur, la défaite est bien plus riche que la victoire, car la défaite peut nous faire penser, tandis que la victoire ne mène qu'à la vanité. Tous, nous avons notre part de bonheur et de malheur, mais le bonheur (...) n'exige rien, tandis que le malheur doit être transformé en quelque chose d'autre. Le malheur serait la matière de l'art, la nostalgie aussi, l'idée d'un bonheur perdu, d'un paradis perdu. Cela aussi est bon ! Il y a un poète en Espagne actuellement, Jorge Guillèn, qui est peut-être le seul à chanter le bonheur présent, pas le bonheur comme un paradis perdu mais comme s'il était dans le paradis. Je ne connais aucun autre poète qui ait fait cela. Whitman a fait de son mieux pour chanter le bonheur, mais on sent qu'il était un homme triste et seul et son bonheur est un devoir qu'il s'est imposé, que son bonheur est une corvée."
" Alfonso Reyes m'avait dit une fois : "Nous publions pour ne pas passer notre vie à corriger les brouillons" C'est vrai"
"Quand j'étais jeune, j'étais très baroque, je cherchais des mots très anciens, ou je tâchais de former des mots. À présent non. Je tâche d'interférer le moins possible dans ce que j'écris. J'écris, je laisse la page à côté, je la relis au bout de quelque temps, je supprime tous les mots ou toutes les phrases qui peuvent étonner le lecteur, je tâche que cela coule (...) Je tâche à présent d'être aussi simple que possible, en restant complexe d'une façon secrète et modeste. Je n'ai pas d'esthétique. Je ne cherche pas les sujets. Les sujets me cherchent, je tente de les repousser, mais à la fin ils me trouvent, alors il faut que je les écrive pour rester tranquille... Je crois que chaque sujet a son esthétique, chaque sujet nous dit s'il veut, s'il désire que nous écrivions en vers de forme classique, en vers libres ou en prose (...) Il y a des sujets qui exigent un roman, ceux-là ne m'ont pas visité."
Transcription d'un extrait de la conférence sur la création poétique donnée en 1983 par Jorge Luis Borges au Collège de France, à l'invitation d'Yves Bonnefoy.
https://videotheque.cnrs.fr/mobile/index.php?urlaction=detail_doc&id_doc=619&fbclid=IwAR3KeFbKC33J2u1Nda6WAuUkBZBrxKI1pQcFxg_5gko_PLu0cvI-VC0ZprY
Illustration : Photo de Borges pendant la conférence par David Boeno
Merci à Pascal Adam pour cette découverte.