...toutes ces sorcières du Paradis

Publié le par Fred Pougeard

MARDI 19 SEPTEMBRE 1854
1h1/2 après-midi
Tenant la table : Mme Victor Hugo, Charles.
Présents : Victor Hugo, Auguste Vacquerie
(Copies Cécile Daubray)
 
(...)
 
 
La table s'agite.
 
VICTOR HUGO : Qui est là ?
La Mort.
(...)
— Nous t'écoutons.

 — Tout grand esprit fait dans sa vie deux œuvres, son œuvre de vivant et son œuvre de fantôme. Dans l'œuvre du vivant, il jette l'autre monde terrestre ; dans l'œuvre du fantôme, il verse l'autre monde céleste ; tandis que le vivant parle à son siècle la langue qu'il comprend, travaille au possible, affirme le visible, réalise le réel, éclaire le jour, justifie le juste, prouve la preuve ; tandis que dans ce martyre, lui le génie, il tient compte de l'imbécilité, lui le flambeau, il tient compte de l'ombre, lui l'élu tient compte de la foule et meurt, lui le Christ, lui, la dot du monde, entre deux voleurs, si vil, si bafoué et portant une telle couronne qu'un âne brouterait son front ; tandis que le vivant fait ce premier ouvrage, le fantôme pensif, la nuit, pendant le silence universel, s'éveille dans le vivant. Ô terreur, quoi, dit l'être humain, ce n'est pas tout ? Non, répond le spectre, lève-toi, debout, il fait grand vent, les chiens et les renards aboient, les ténèbres sont partout, la nature frissonne et tremble comme la corde du fouet de Dieu. Les crapauds, les serpents, les vers, les orties, les pierres, les grains de sable nous attendent, debout. Tu viens de travailler pour l'homme, c'est bien, mais l'homme n'est rien, l'homme n'est pas le fond de l'abîme, l'homme n'est pas la chute à pic dans l'horreur, c'est l'animal qui est le précipice, c'est la fleur qui est le gouffre, c'est l'oiseau qui donne le vertige, c'est du ver qu'on voit la tombe. Réveille-toi, viens faire ton autre œuvre, viens regarder l'inabordable, viens contempler l'invisible, viens trouver l'introuvable, viens franchir l'infranchissable, viens justifier l'injustifiable, viens réaliser le non-réel, viens prouver l'improuvable. Tu as été le jour, viens être l'inconnu, viens être les ténèbres, viens être le mystère, viens être l'infini. Tu as été le visage, viens être le crâne, tu as été le corps, viens être l'âme, tu as été le vivant, viens être le fantôme. Viens mourir, viens ressusciter, viens créer, viens naître ; je veux qu'après avoir vu ton fardeau, l'homme voie ton vol et sente confusément passer tes ailes formidables dans le ciel orageux de ton calvaire. Vivant, viens être le vent de la nuit, le bruit de la forêt, l'écume de la vague, l'ombre de l'antre. Viens être l'ouragan, viens être l'immense épouvante de la farouche obscurité ; si le marin tremble, que ce soit de ton souffle qu'il ait senti, je l'emporte avec moi ; l'éclair, notre pâle cheval, se cabre dans la nue. Allons, sus ! Assez de soleil, aux étoiles ! Aux étoiles ! Le fantôme se tait et l'œuvre terrible commence. Les idées dans cette œuvre n'ont plus visage humain ; le cri, vain spectre, voit les idées fantômes, les mots s'effarent, les phrases frissonnent de tous leurs membres, le papier s'agite comme la voile du vaisseau dans la tempête, la plume sent la barbe se hérisser, l'encrier devient l'abîme, les lettres flamboient, la table vacille, le plafond tremble, la vitre pâlit, la lampe a peur. Comme elles passent vite les idées fantômes, elles entrent dans le cerveau, brillent, épouvantent et disparaissent ; l'œil de l'écrivain spectre les regarde planer par tourbillons phosphorescents dans les espaces noirs de l'immensité ; elles viennent de l'infini et elles vont à l'infini ; elles sont splendides et sombres et effrayantes ; elles fécondent ou foudroient  ; elles ont créé Shakespeare, Eschyle, Molière, Dante, Cervantès ; Socrate est née d'une idée fantôme, Pascal est mort d'une idée fantôme ; elles sont transparentes et l'on voit Dieu à travers, elles sont grandes, elles sont bonnes, elles sont augustes, le crime, la souffrance, la matière fuient devant elles. Elles sont le grand progrès universel. Malheur au mal est leur cri et c'est une heure formidable que celle où passent dans le ciel, s'envolent vers le sabbat de l'immense mystère, effarées et assises sur le prodigieux balai des iniquités, toutes ces sorcières du Paradis.

(...) L'œuvre se continue, l'œuvre s'achève, l'œuvre de jour a marché, couru, crié, chanté, parlé, flamboyé, pleurer, prier ; l'œuvre de nuit, farouche, est restée silencieuse ; l'aigle a fini avec le soleil, la chauve-souris commence avec la tombe, il est mort, c'est bien heureux dit le mal, c'est bien heureux dit l'erreur. C'est bien heureux dit la vie. Non, reprend la tombe, je ne ferme pas, je m'ouvre. Je ne suis pas le mur de la vie, j'en suis la porte ; vous croyez qu'il a tout dit, erreur, regardez, écoutez, tremblez. Il est nuit dans le cimetière, la tombe est là, humble, oubliée, profonde. Je murmure seule contre l'herbe.
Tout à coup, la pierre se soulève, l'épitaphe s'émeut, et quelqu'un sort du sépulcre. C'est le fantôme, que vient-il faire ? Il vient revivre, il vient parler, il vient lutter, il vient remplacer le vivant, il se fait homme ; il va, il court, il remplit le monde, il fait tourner la lourde vis des presses épouvantées, il fait bondir de son souffle vertigineux les lettres de plomb effarées ; il est dans la chaudière à vapeur, il est dans les roues de la machine et l'on entrevoit des bras mystérieux s'agitant dans l'atelier et distribuant à la nuit l'œuvre de la mort. Il est dans la rue, il vient brusquement surprendre le monde endormi ; et lui l'inconnu, il surgit comme l'inattendu, il devient le rêve du siècle dont il est l'idée. Plus de contestations, l'homme est mort et les vers chassent les corbeaux ; la postérité émue, pénétrée d'une horreur sacrée, entre dans son théâtre solennel et redoutable.  Prenez vos places pour l'infini, le lustre d'étoiles et la rampe de constellations sont allumées, le drame commence. Silence, le suaire se lève. J'arrive à la question, elle est délicate, avant tout ce que nous voulons, c'est le libre arbitre de l'homme, ici je n'ai rien à commander, publie si tu veux. Voici seulement ce que j'ai à te dire : sois l'Œdipe de ta vie et le Sphinx de ta tombe.
 
Clos à 7h
 
Victor Hugo, Le Livre des Tables. Les séances spirites de Jersey. Edition de Patrice Boivin. Editions Gallimard 2014
 
 
 
 
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