Le vieux cheval gris des Éparges
Juste comme j'émerge au soleil, un sifflement fond sur moi, brisé aussitôt qu'entendu par une explosion assourdissante qui frappe ma nuque comme d'un coup de poing. L'obus est tombé derrière l'école, dans un jardin. Je me suis collé au mur, pendant que des cailloux et des mottes de terre, projetés par-dessus le toit, dégringolaient en trombe devant mes yeux. Puis le vol tournoyant de la fusée ronfle très haut, frôle le clocher et s'enfonce au lointain dans le ciel.
Je fais trois pas dans un couloir, marchant vers les jardins pour y chercher l'entonnoir fumant. Mais une porte m'arrête net, qui ouvre sur une salle claire où s'alignent de petites tables. Une classe ! Les rangées de bambins attentifs, les "piots" meusiens à tête ronde suivant des yeux, au tableau noir, la leçon du maître ! - Ecrivez : Problème... Mon regard accompagne le leur. Le tableau est toujours à sa place, portant encore quelques lignes blanches, tracées à la craie d'une écriture bien moulée :
Un marchand a vendu 8,50m de drap 102 francs. Il a gagné 0,75 F par mètre. Quel était le prix d'achat du mètre ?
Et, m'étant retourné, j'embrasse d'un coup d'œil la grande salle pleine de soleil où se perdent les petites tables. Il en manque, qui furent arrachées avec les lames du parquet, et que des soldats ont brûlées. Le silence, la solitude sont les mêmes que dans l'église. Pas de moineaux, mais une seule grosse mouche verte, qui vrombit et tournoie au plafond.
Le couloir donne sur une courette irrégulière, où des blocs de pierre, des barreaux de fer rugueux de rouille disparaissent à demi sous la montée des herbes folles. Des livres achèvent d'y pourrir au contact mouillé du terreau. J'en ramasse quelques-uns dont la couverture de carton, molle d'humidité, laisse au doigt des traces poisseuses, rouges ou noires, vertes ou bleues, de vernis et de colle dissous : une Morale à l'école ; un précis d'histoire de France ; Une Année préparatoire de grammaire.
Pendant que j'en feuillette les pages, un coup de fusil cingle mes oreilles, tiré droit du piton vers le verger voisin. Et j'entends aussitôt un bruit rythmique et sourd, comme d'un trot sur la terre molle. Puis les branches fines cassent en grésillant ; et devant moi, entre deux arbustes, le vieux cheval gris apparaît.
Il s'est arrêté court dès qu'il m'a vu. Il reste là, immobile sur ses pattes enflées, les naseaux battants, une oreille pointée vers moi, l'autre tendue en arrière et, le mufle à ras de terre, la lèvre longue, il se met à tondre l'herbe.
— On est amis, n'est-ce pas ?
Je caresse le flanc décharné, la peau tiède tendue sur les cercles de la carcasse.
— Tu saignes mon pauvre vieux ? Est-ce qu'ils t'auraient touché ?
Un filet vermeil situe au poitrail, glisse le long de la patte gauche, jusqu'au genou. Cela coule d'un petit sillon sombre, creusé au passage par la pointe d'une balle.
— Eh bien, tu l'as échappé belle ! C'est idiot de se promener comme ça au nez des Boches !
Le vieux cheval a soulevé la tête, dressé l'oreille comme s'il m'écoutait. Mais ses naseaux s'ouvrent tout grands et ses jambes se mettent à trembler : un obus siffle au loin, franchit la vallée en ronronnant, et plante une colonne de fumée jaune au-dessous du Bois-Haut, à mi-pente. Lorsque le roulement de l'explosion passe sur nous, la pauvre bête, d'un saut maladroit, fait volte-face pour fuir. Plus agile qu'elle, je lui ai barré la route de mes deux bras étendus : elle recule peu à peu devant moi, la tête rejetée en arrière, ses sabots faisant rouler les pierres. Quand je la vois calmée, retombée à sa placidité, je cours glaner dans une grange quelques poignées de foin perdues au coin de l'aire. Je reviens. Il est toujours là, broutant à petits coups de lèvres.
— Tiens mon bonhomme, c'est pour toi. Mais il faut venir chercher ça de l'autre côté des maisons. Si tu restes par ici, tu vas retourner dans les champs ; et ils te tueront.
Les grands yeux troubles me regardent, voilés parfois d'un lent clignement. Il flotte dans leur eau profonde un infini de stupeur triste.
Maurice Genevoix, Ceux de 14. pp 319-321 Editions Flammarion 1950