Un bonheur

Publié le par Fred Pougeard

CD
BW
 
 
Mon bonheur, c'est d'avoir retrouvé le dessin, la maison, les arbres, le dos voûté, la ressemblance.
Quand à ce que j'écrivais, vous me tueriez, je ne pourrais pas vous le dire.
Aujourd'hui, j'écris qu'elle dessinait. J'ai perdu la force d'écrire autre chose. C'est un bonheur aussi.
Elle dessinait que j'écrivais. Je m'étais isolé pour écrire, la face au mur, et elle ne s'était pas isolée, elle m'embarrassait  à me dessiner, la face à moi.
 
 
Je dirai d'abord que j'ai gardé le dessin, la maison, les arbres, le dos voûté.
Ce que j'écrivais, je ne pourrais plus le dire. J'ai perdu le texte.
J'écris qu'elle dessinait. Elle dessinait que j'écrivais.
La dessinatrice, je l'ai perdue. Je lui écris. Elle ne me dessine plus. Elle m'écrit. 
Quelquefois je dessine son profil sur les marges des cahiers où j'écris que je l'ai perdue.
Elle a perdu la maison, les arbres. Elle ne m'a pas perdu, ou si peu.
 
 
À l'angle de la chambre de L
en face du Café du Cercle
 
les pompes à essence tiquetaquent
tout le temps si bien que parfois
 
se confondent avec les coups de l'heure
d'une horloge cachée
 
et je m'y perds exprès
puis je pars dans les forêts
 
à la main une photographie d'il y a cinq ans
et je cherche le site
 
que je ne trouve pas
les arbres ont grandi
 
 
 
La dessinatrice, je l'ai perdue. Elle m'a laissé son dessin bien sûr.
J'avais laissé le dessin, la maison, les arbres, je l'avais suivie, j'écrivais de moins en moins. C'était un bonheur.
Mais je l'ai perdue, je suis revenu, j'ai repris le dessin, la maison, les arbres. Une autre façon de la suivre.
J'écris de nouveau, face au même mur. Elle ne me désire plus, j'ai beau me retourner très vite, elle ne revient pas me dessiner. Ou bien alors, c'est qu'elle est plus rapide que moi.
Je lui écris. Elle m'écrit. Quelquefois, je dessine son profil dans les marges des cahiers où j'écris que je l'ai perdue. Ainsi la vie entière.
 
Qu'est-ce que j'écrivais ?
J'écris que tu dessinais,
 
Tu dessinais que j'écrivais.
J'ai gardé le dessin,
 
Le tiroir et le dos voûté
Et même la maison.
 
Les deux arbres.
 
Maintenant que seulement l'écriture,
guère de force.
 
Christian Dotremont, Un bonheur, projet de plaquette, poème et intertexte inédit, (Tervuren, Belgique, août 1961). Dans Œuvres poétiques complètes pp 364-366 Mercure de France 1998
 
photo : Serge Vanderkam
 
 
 
 
 
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