Mes grands chiens maigres

Publié le par Fred Pougeard

"Ces doigts perdus ces chiens lévriers dans la caverne
minérale
Entre des manchettes d'aurore et des cravates de lune"
 
Arthur Adamov, Poésies

 

Je nourris mal
mes grands chiens maigres
claquemurés
 
Leurs crocs ô leurs
crocs nus toujours
montrés
 
Mes grands chiens maigres
ne supportent pas la caresse
et n'aiment que les vieilles
viandes avariées que je déterre
dans de petits cimetières
dérobés
 
Mes mains dans mes rêves alors
sont moignons saignant de douleur
qui ne peuvent qu'à grand-peine
ouvrir la terre obscure
 
Et je ne peux rassasier
mes chiens bondissant tout à coup
de leurs niches perdues
 
*
 
La nuit ne fut qu'un seul
et continu hurlement à la mort
 
Toute la nuit mes grands chiens maigres
l'ont coulée et tréfilée dans un métal glacé
sombre cursif et sonore fatalement
 
A l'aube j'ai mené la meute dans l'image
d'une tempête figée de barkhanes dorées
Ils se sont couchées dans cette odeur brûlante happant
la langue qui est celle des plus violents déserts
 
J'étais au centre de la horde
Je me suis assoupi parmi les bêtes haletantes
 
Alors comme selon un rite s'instaurant à l'instant
en une terrible hésitante et douce gestation
une vaste forêt aux essences nobles et paisibles
est venue descendant des cintres de l'azur cru
 
elle s'est posée là tout autour révélant sous ses ombrages souverains
par la seule densité de son indifférence et de son absence
la fuligineuse vérité de nos existences leur rassurante
solitude ouverte nécessairement ouverte vers le futur
 
les grands chiens maigres s'apaisant
et moi-même m'éveillant enfin
 
*
 
Ils savent depuis toujours
mes grands chiens maigres
que nous mourrons ensemble
à la même seconde
et cette évidence les rassure
 
Ils savent aussi 
que je suis aussi maigre qu'eux
que j'ai toujours faim
de rêves faisandés
que lorsqu'ils aboient ou
hurlent à la mort,
mes propres aboiements et hurlements
sont l'ombre écarlate des leurs
 
Je ne les caresse que si
je désire leur morsure
Ne les frappe que pour me faire taire
 
Le pacte qui nous lie
mes grands chiens maigres et moi
c'est notre fidélité commune
à la désespérance qui nous ronge
 
C'est que nous savons bien qu'elle
ne survit opiniâtrement que
sur les cendres tièdes à jamais
d'une foi enfantine trop tôt vite brûlée
 
*
 
Mes grands chiens maigres
sont pris parfois de la folie d'aimer
 
Mais c'est toujours de fragments de corps
de gestes d'expressions de durées de
paysages d'odeurs d'architectures
de musiques de bruits même
 
Pour eux l'absolue beauté
s'est émiettée aux origines du monde
dans la réalité des choses et des êtres
 
Ils ne sont donc fascinés que par une nuque qui s'incline
une mèche rebelle la ronde bosse d'une pleine chair une main
retournée qui masque tout à coup l'émotion trop vive
d'un regard un sourire suspendu un doux éveil dans une
vaste chambre nue que deux persiennes laminent de soleil
une combe inattendue où songe une mare sous un buisson de noisetiers
une longue maison basse au toit massif un peu clabaud le cri des grues
en octobre déchirant le ciel délavé Cecilia Bartoli chantant
Nicola Porpora ("Parto, ti lascio, o cara")
​​​​​​​le vent dans les bambous du jardin le vent
porteur de légendes que l'on ne comprend plus
 
C'est alors un très bref très violent insondable
attendrissement qui empoigne mes grands chiens maigres
​​​​​​​et qu'aussitôt ils tranchent en couinant de douleur
 
Aimer plus large et plus longtemps
ne leur serait possible
qu'en une impossible infinie totalité
 
ou bien d'en accepter le prix de souffrance
 
*
 
Mes grands chiens maigres trottinent l'amble
sous la lune verte
 
Ils ont une ombre d'athlète humain
quand la mienne devant moi qui m'essouffle
demeure décidément lupine
 
D'un loup hors d'âge et malaveigne
 
*
 
Octobre tramé de soleil las
Les journées ont la magnificence
décadente de très longs crépuscules
 
Mes grands chiens maigres prennent
leur noir pelage d'hiver
Ils se confondent avec la nuit dans ses affûts
lorsque je les sors chaque soir
Ils sont la nuit qui monte de la terre
odorante et des feuilles mortes
 
Je les perds longtemps alors
jusqu'à ce que j'entende soudain
l'orgue du très doux hosanna de leur prière
se hissant jusqu'aux étoiles
 
Ils me reviennent toujours
langues sanglantes regards de feu
Ils me mordent au sang
enragés à cause de cette fidélité qui fatalement
les enchaîne aux niches de mes ombres
 
A la petite aube ils se couchent en rond
dans le creux le plus las de ma chair
et ils s'endorment de mon pesant sommeil
d'homme lige
 
*
 
     Ils ont vieilli comme j'ai vieilli moi-même. Presque chaque soir, désormais, lorsque je vais m'effondrer dans mon fauteuil de lecture, ils se dressent tout à coup sur leurs pattes postérieures et, s'appuyant contre moi, me lèchent la face, éperdument, avec des gémissements de chiots. Il faut, à tout prix et à l'instant, que je les cajole, que je les considère : il en va de leur survie, semble-t-il.
     
     Mes grands chiens maigres s'apprivoisent inopinément, plus véhéments que des êtres humains follement amoureux qui soupçonneraient celui ou celle qu'ils adorent de vouloir les quitter. Et j'en suis bouleversé, bien évidemment, car je sais bien que cette brutale effusion n'a d'autre motif que d'exprimer sans détour leur fidélité inconditionnelle, de l'idéaliser, surjouant le rôle pour me convaincre. Ils étaient là, depuis l'aube, couchés, silencieux et attentifs dans la pénombre rouge de mes oubliettes intimes, et les voici debout, me bousculant, pressant mon torse de tout leur poids.
 
     L'amour de mes bêtes secrètes ressemble peu à peu à un adieu, alors, et brouille de larmes l'image des relations convenues ente l'homme et l'animal qu'il a domestiqué.
 
     Ils savent, mes grands chiens maigres, qu'il nous reste peu de temps à vivre. Que nous voguons, désormais, sur l'erre d'un vent portant qui ne souffle plus. Que nous devons maintenant filer les laines avec quoi se tricote la sérénité des fins de vie.
 
     Un amour de chaque instant qui n'a d'autre désir que lui-même. Mes grands chiens maigres ont des yeux semblables à ceux d'Emmanuel Kant. Ils ne le savent pas. Ils ne savent pas, non plus, qu'ils viennent de rallumer son concept de finalité sans fin. Nous nous aimons parce que l'amour existe nécessairement. Et surtout pour qu'il existe, pour le créer, même, fut-ce entre les chiens qui sont en nous et nous-mêmes, les humains en fin d'espèce.
 
     Pour nourrir paisiblement l'étiolement de notre crépuscule.
 
*
 
Ils lapent l'eau de la mare
brisent et boivent leur image
 
Assouvis alors et repus
de ce mensonge du reflet
ils se pourlèchent longuement
puis s'élancent jappant sur des pistes illusoires
 
justifient à force ce jour encore gagné
 
*
 
Mes grands chiens maigres
​​​​​​​ont sang de lave œil nègre
et songes de toujours
 
​​​​​​​Nous sommes de même viande
et d'appétits jumeaux
Nous trébuchons sur le même caillou
Mes amours sont canines
comme les leurs génitrices
et nous nous endormons sous
la même grand-voile carguée sous nos fatigues
 
Mes grands chiens maigres me ressemblent
 
Qui ou quoi de ces vies mêlées en somme
me fait moi
 
Bernard Blot, Chemins, disdacalies en rêve, grands chiens maigres et clarté d'avant mémoire, Editions La Fidelienne 2010
 
 
 
  
 
 
 
 
 
 
 
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