L'oiseau
Je fus un grand oiseau lourd et parfois
je reconnaissais les villes
que j'avais traversées jadis
j'aimais surtout les ponts
et les jardins où le soir
en été les danseurs flottaient
sous les réverbères
ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux
moi aussi j'avais peur quand les bombes pleuvaient
je m'envolais loin et lorsque le silence régnait
je revenais planer longtemps
au-dessus des fosses et des morts
j'aimais la mort
j'aimais jouer avec la mort
au-dessus des sombres montagnes parfois
je refermais mes ailes et telle une pierre
je me laissais tomber dans l'abîme
mais jamais jusqu'au bout jamais jusqu'au plus profond
pour l'heure j'avais peur
pour l'heure j'aimais la mort des autres
et pas la mienne
ma mort je l'ai aimée plus tard
beaucoup plus tard
lorsque j'étais déjà fatigué et affamé et triste
lorsque je n'avais plus peur de rien
je ne regardais que les pierres et les brumes dans les abîmes
et mes ailes se sont refermées
Agota Kristof, Clous. Poèmes en hongrois et français. Traduction Maria Maïlat. Editions Zoé, Genève 2016.