Je ne dérangeais ni ne pesais sur personne

Publié le par Fred Pougeard

Fabuleuses, rayonnantes nuits noires, et le matin si clair et riant, avec de si bons, de si chers yeux bleus ! Le pâle et le rose, le brumeux et le limpide – À l’automne, je mis à exécution mes projets de retraite et m’installai, solitaire, occupé à toutes sortes de bizarreries poétiques, dans une petite chambre misérable dont la fenêtre, pourtant, offrait une vue ravissante sur le paysage automnal et plus tard, hivernal. Le silence et les bizarreries étaient contagieuses, et je me sentais invinciblement attiré par la puissance du lugubre et du monosyllabique. Le néant me fascinait par sa valeur admirable. J’étais extrêmement occupé à ne rien faire, et buvais à longs traits le charme mélancolique du vide. Je voulais être hors d’atteinte et sans distraction, et je l’étais. De temps en temps, la porte s’ouvrait tout grand et un danseur pétulant entrait en dansant vers moi avec des mouvements surprenants, cocasses. Remords, mélancolie et tristesse venaient aussi parfois me voir. Les soirs étaient beaux comme des princes, et je confiais aux étoiles ce que je sentais et pensais. L’hiver arriva, et il se mit à neiger, et j’étais toujours dans ma chambre. La maison dans laquelle je vivais ressemblait à un repère de brigands, mais je l’aimais précisément pour sa bouleversante décrépitude. La porte de l’appartement n’était le plus souvent que poussée, pas du tout fermée soigneusement, et on eût cru cette porte trop fatiguée pour être à peu près en bon état. De plaintifs vagissements d’enfant parvenaient fréquemment à mon oreille toujours aux aguets. Les heures venaient et défilaient, l’une après l’autre. J’étais parfois au bord du découragement, mais chaque fois je trouvais un réconfort, au fond de moi-même, dans la réflexion et le travail poétique. Les inquiétudes m’apaisaient, tandis que le calme et la frivolité pouvaient vite m’attrister ou m’inquiéter. C’est ainsi que je vivotais. Lorsque vinrent les frimas, puis les grands froids, je m’enveloppai les pieds dans des étoffes. Je ne voulais pas être chauffé, car je ne voulais pas de bien être, je voulais avoir froid. Parfois, l’angoisse rampait jusqu’à moi et me touchait au front ; mais je savais la dissiper en me mettant à rire et à danser à travers la pièce. Rien ne me dérangeait et, à mon tour, je ne dérangeais ni ne pesais sur personne. Personne ne savait où j’étais et personne n’avait besoin de le savoir. Personne ne venait chez moi, et je n’allais chez personne non plus. Une seule fois, un soir, on frappa tout à coup à ma porte. Tout d’abord, un bref instant, je me demandais qui cela pouvait être, puis je criai : – Entrez !, sur quoi je vis entrer, grand et élancé, le docteur Franz Blei. – Aha, c’est donc ici que vous êtes, et c’est ainsi que vous passez votre jeunesse, dit-il d’une voix étrangement caverneuse, et il disparut.

Robert Walser, Kleine Prosa, Petite Prose, traduit de l'allemand (Suisse) par Marion Graf. Editions Zoé 2009.

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