Le mort mobile
Lorsque je tombe dans la tombe
les pruneaux tombent à la ronde
je nourris leur fruit déconfit
mes tripes forment une bombe
nourrissant l'arbre de ma nuit
Ainsi je retourne à la terre
et je deviendrai la poussière
des chaussons que mon papa mit
le silex sort de ma sculpture
et le calcaire de ma hure
le volcan ma soupape a mis
J'explose en rentrant dans l'histoire
mon cercueil aura la mémoire
du berceau d'un ancêtre occis
je sucerai le lait glaciaire
des seins dont la mort accélère
la sécheresse avec le pis
Une boîte est mon avenir
où les hoquets de mon navire
chanteront l'air libre et marin
il n'est donc rien que je n'espère
quand je vois que tout le cimetière
me sert à me faire la main
Les dés que seront mes molaires
les osselets de mes vertèbres
composeront des jeux d'enfant
mais le bouillon de mes misères
et les spasmes de mes ténèbres
hisseront au jour le chiendent
Sur des terrains lardés de houille
où s'égareront mes dépouilles
le blé de mes bons sentiments
germe au soleil de la futaille
et c'est par là qu'il faut que j'aille
pour dormir au chaud —simplement
*
TERRE MEUBLE
Tout ce que je demande c'est de mettre un peu de terre dans le creux de la main
Juste un peu de terre dans laquelle je pourrais m'enfouir et disparaître
Regardez comme je l'étale grande cette paume on croirait qu'à tous je veux serrer la main
Et pourtant mon seul désir mon unique but et mon vœu le plus cher c'est de disparaître
J'écrivais dans de petits carnets des tas de choses au crayon qui étaient destinées à disparaître
Comme allaient s'évanouir aussi la verdure des graminées et la poussière des chemins —oui tout
ça s'évanouirait demain
Je suivais la même courbe que les rails du tramouai qui déjà semblaient prêts à disparaître
Et je savais déjà oui déjà que je ne penserai qu'à une seule chose à tout finir, à finit tout ça—
demain
Peintres échafaudés le long des murs de la chapelle Sixtine !
Sculpteurs agrippés le long des monts marmoréens !
Sachez sachez bien que je ne confonds pas ah mais non votre art avec de la bibine
Poètes qui sondez les mystères héraclitéens !
Prosateurs ! Dramaturges ! Essayistes ! N'éprouvez aucun remords !
De mes amis je n'attends qu'un peu de terre dans la main —et des autres la mort.
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline (ici, poème d'ouverture puis dernier poème du recueil) Editions Gallimard 1965