Ça

Publié le par Fred Pougeard

   
 (...) Puis il s'allongea dans son lit —disposé très exactement au centre du grenier, juste sous la lucarne. Ce petit carré de ciel était une image sainte, une icône qui aurait été à sa place à l'église.
     À chaque fois qu'il voyait le ciel et les quatre points cardinaux, Isidor avait envie de prier. Mais plus il vieillissait, plus les paroles des prières qu'il connaissait avaient du mal à défiler dans son esprit. Surgissaient en revanche des pensées qui trouaient la prière, la déchiraient en lambeaux. Il essayait de se concentrer, de visualiser dans le carré du ciel étoilé la figure de Dieu immuable. Mais à chaque fois, son imagination créait une représentation déplaisante. Tantôt Dieu apparaissait trônant sous l'aspect d'un vieillard au regard tellement sévère qu'Isidor clignait aussitôt des paupières et Le chassait du cadre de la lucarne. Tantôt Dieu était une sorte d'esprit volatile, tellement changeant et flou qu'Il en devenait insupportable. Parfois, dans la peau de Dieu se glissait quelqu'un de réel —le plus souvent Paul— et toute envie de prier abandonnait Isidor. Il s'asseyait sur son lit, les jambes pendantes, et gigotait pensivement. Il finit par découvrir que ce qui le gênait chez Dieu, c'était le sexe divin.
     Et c'est alors, non sans un sentiment de culpabilité, qu'il aperçut  Dieu, dans le cadre de la lucarne, sous l'aspect d'une femme. "Dieuesse", La nomma-t-il. Cela le soulagea. Il Lui adressa des prières avec une aisance qu'il n'avait jamais éprouvée auparavant. Il Lui parlait comme à une mère. Cela dura un certain temps, mais ces oraisons finirent par s'accompagner d'un trouble indéfinissable qui se répercutait en vagues de chaleur dans le corps d'Isidor.
     Dieuesse était une femme omnipotente, immense, humide, fumante comme la terre au printemps. Dieusse existait quelque part dans l'espace, pareille à une nuée d'orage chargée d'eau. Sa toute-puissance était accablante et rappelait à Isidor quelques expériences de son enfance qui lui faisait peur. Chaque fois qu'il s'adressait à Elle, Elle lui prêtait attention, et cela lui entravait la langue. La prière devenait confuse. À Dieuesse, on ne pouvait rien demander, on ne pouvait que se laisser aspirer, absorber, se fondre en Elle.
     Un jour, alors qu'il contemplait son coin de ciel, Isidor eut une illumination. Il comprit que Dieu n'était ni homme ni femme. Il eut cette révélation en prononçant le mot "Ça". Ce mot apportait la réponse au problème du sexe de Dieu... Isidor répéta avec ferveur le véritable nom de Dieu, et à chaque fois sa connaissance s'étendit. Ça était jeune et en même temps existait depuis le commencement du monde, peut-être même avant (Ça y est !). Ça était indispensable à toute forme de vie et Se trouvait partout (il y a de Ça ! ). Mais lorsqu'on essayait de Le trouver, Il n'était nulle part (où Ça ?). Ça était plein d'amour (on a fait Ça !) et de joie (Ça va !) mais il Lui arrivait d'être cruel et redoutable (Ça ne va pas !). Ça avait toutes les qualités, tous les attributs présents dans le monde et prenait l'aspect de toute chose, de tout événement, de tout temps (Ça se met au beau ! Ça a neigé !). Ça créait et détruisait, ou bien permettait que le créé se détruise tout seul ! (Ça se gâte !). Ça était imprévisible comme un enfant ou un fou (Ça alors!) (...) Ça existait de manière tellement évidente qu'Isidor  s'étonnait d'avoir pu, dans le temps, ne pas s'en rendre compte. 
    Cette révélation lui apportait véritable soulagement. Quand il y pensait, il étouffait de rire en son for intérieur. Son âme ricanait. Il cessa d'aller à l'église, ce qui lui valut l'approbation de Paul.
— Je ne pense pas, toutefois, que l'on t'admette au parti, dit-il un matin au petit-déjeuner, comme pour couper court aux espoirs éventuels de son beau-frère.
—Pas la peine d'enfoncer des portes ouvertes, Paul ! lui fit remarquer Misia.
​​​​​​​     Car Isidor se contrefichait du parti aussi bien que de la fréquentation de l'église. À présent, il lui fallait beaucoup de temps pour réfléchir, se remémorer Ruth, lire, apprendre l'allemand, écrire des lettres, collectionner les timbres, contempler sa lucarne et pressentir tout doucement, paresseusement, l'ordre de l'univers.
 
Olga Tokarcszuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges, pages 304-307. (1996). Traduit du polonais par Christophe Glogowski. Editions Robert Laffont 1998

 

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