Les chardons aussi fleurissent

Publié le par Fred Pougeard

Prologue
 
Elle est cris, plaintes, pleurs. Elle rampe, brûlante, entre les chairs, et quand elle s’enrage, elle mord, elle griffe ; elle broie, elle poignarde, laissant pour seule œuvre des corps qui se tordent. Sournoise, acharnée, hideuse avec sa tête d’insecte, elle est la douleur. Et la détresse, et le désespoir, comme des chiens fidèles, lui lèchent les doigts.
 
2
 
Nous sommes les survivants des jours hérissés de peut-être. Nous sommes les athlètes du tenir bon, du ça ira mieux demain. Enfermés dans une parenthèse de fer où ne vient rôder que la douleur, nous attendons, le regard figé, le corps entaillé jusqu’à l’os, que se pose sur nos lèvres le baiser d’un autre ciel.
 
12
 
La honte, avec sa dégaine de chien battu, avec son visage empourpré, suant le feu de tous les péchés, avec ses regards fuyants, et sa bouche qui se tord ridicule en pardons incessants, si nombreux qu’ils n’ont plus aucune valeur, à part celle peut-être d’en être conscient, mille fois nous avons demandé pardon, pardon d’avoir mal, pardon de ne pas savoir guérir, pardon d’en avoir honte.
 
Mais que faire de nos incendies, sinon les confesser ?
 
21
 
Le choix, comme le mouvement, est un luxe. Nos choix se situent entre le plus proche et le moins éloigné ; ailleurs est une épreuve. Nous sommes les forçats d’un monde minuscule. En nous lentement s’efface le souvenir des chemins, des forêts où l’on se perd. Nous luttons pour que reste sur nos mains le parfum de la mousse et de la fougère, comme la preuve d’un avant.
 
23
 
Corps raide aux nerfs rongés d’orages, corps livide, gavé de poisons, corps secoué de nausées, comme des crabes elles s’accrochent aux lèvres, corps à essorer à pleine mains pour en arracher le jus amer, corps trop étroit pour accueillir un autre rêve que celui de guérir, corps qui saigne sa rage, toute joie est enrobée de brouillards, et corps recroquevillé, amarré au port par peur de sombrer.
 
Ainsi est le véhicule de nos âmes.
 
 
28
 
Il y a des instants où la douleur s’en va, comme le maître d’école pour un temps quitte la classe. Alors nous bousculons, nous renversons, nous tamisons le fond de l’air, rejetons sur le sol le noir des orages, le gris des matins usés, ne gardons que l’éclat d’une étoile, et parce que nous bousculons, renversons, tamisons, naît l’angoisse atroce que la douleur soudain revienne.
 
Et furieuse, elle revient.
 
43
 
Par-delà les plaintes, le premier pas du matin, comme un mur à traverser.
 
Devant la fenêtre ouverte, le rideau tremble : un coup de vent s’invite. Pour rire, il nous retient par la taille, rompant sans le savoir ce que le deuxième pas avait promis.
 
49
 
Sa gorge et son torse sont ouverts, on y voit des vertèbres de fer, et tout autour, plantés dans la peau, des clous, des aiguilles.
 
Elle nous regarde.
 
1944. Frida Kahlo a trente-sept ans, elle peint La colonne brisée.
 
Nous nous sommes reconnus dans son œuvre, et le temps d’un frémissement, nous nous sommes trouvés beaux.
 
Les chardons aussi fleurissent.
 
Damien Murith, Le deuxième pas, récit. Editions Labor & Fides 2021
 
Image : Frida Kahlo, La colonne brisée (1944)

 

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