Balance
J'aime en raison de toi le peuple des tramways
Qui rachète en vivant la faute d'être belle ;
L'employé hâve, et les enfants aux écrouelles,
Je les aime pour l'injustice que tu es.
Pour faire de plus loin l'acte de t'adorer,
Je prends passage à bord des cahotantes arches
Qui roulent, par les faubourgs pauvres jusqu'aux marches
Sans joie où seul un cinéma est éclairé.
Je me joins dans l'odeur de l'atelier quitté
Aux esclaves qu'il faut parce que tu es libre,
Et je connais l'orgueil de te faire équilibre
Et d'être uni à toi par une iniquité.
Car c'est l'heure où ta bleue et coupable voiture
Sort, vitres et beaux cuirs baissés, par les quartiers
De jardins, de silence et d'asphaltes altiers
Jusqu'aux bois frais qui te font fermer ta fourrure ;
La vitesse est un fluide asservi que ton pied
Dispense et dont la source auguste est dans tes hanches ;
Et quand la route incline au cœur vert du hallier
Tu ralentis pour toucher de la main les branches.
Marcel Thiry, Statue de la fatigue (1934) dans Tous les grands ports ont des jardins zoologiques, Anthologie établie par Jérôme Leroy. Editions de La Table Ronde 2011
Image : Tamara de Lempicka, Autoportrait dans la Bugatti verte (1929), huile sur toile 35 x 26,6 cm. Collection privée, Suisse