Elle seule
J'ai beau me dire que Proust a dû gambader sous ces arbres, tout le quartier reste empuanti de fric qui s'y brasse entre malfrats. La très humble escroquerie est représentée le jeudi par les marchands de timbres, la honte chaque jour par les gens qui reviennent s'abrutir devant des téléphones et des buvards. Donc une fois de plus je descends là. Effarée au Rond-Point par la violence de la cohue, une dame sur son vélo vacille avec de la verdure indéfinissable dans un sac. Elle arrive de Montrouge ou de Clamart, où subsistent derrière le béton quelques carrés de légumes, et ne peut que se rendre à Saint-Lazare pour prendre un train. Elle seule paraît décente avec son gros tricot marron, sa jupe bleu marine , parmi cette putasserie d'hommes et de femmes en toile fine traînant des chiens. Elle hésite sur sa route mais ne veut rien demander à personne. Finalement elle atteindra bien Maurecourt, où elle a une sœur. Et puis le soir, ayant dégagé son vélo de la consigne, hardi en sens inverse elle repartira, sans plus se préoccuper de la foule, des Palais et des Arcs, un peu déséquilibrée par son sac maintenant plein de rhubarbe.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris Editions Gallimard 1977
Photo Elliott Erwitt, avenue des Champs-Elysées 1970.