Arrière-Plan
Tandis que tu venais vers moi,
câbles et fils
ont déversé les informations sur la ville.
À voir les téléviseurs toutes antennes dressées
sur leurs têtes, on dirait une légion de croisés.
Nous passons sous ce faisceau d'antennes.
Au-dessus de nous,
le firmament est quadrillé par elles.
Il suffit que je t'aime
pour aimer aussi cette époque, cet arrière-plan, ce ciel.
Comme d'une camisole à damiers
je me suis revêtu du ciel strié
par les antennes entrecroisées,
et tu as laissé ton front dispos s'y appuyer.
Déambulant dans le froid, la grisaille,
nous ne songeons guère à évoquer la lune moribonde.
Comme une cotte de mailles,
nous avons endossé les événements du monde.
1975
*
ÉPILOGUE
Aux futures générations
Vous viendrez
en un temps de paix recouvrée.
Beaucoup de nos mots vous paraîtront
dénués de signification, peut-être,
car la vie en aura banni bon nombre,
comme les tigres voués à disparaître.
Pénétrant dans les solides et imposants
vestiges de nos chants,
peut-être essaierez-vous,
avec votre logique, de porter sur nous
quelque jugement.
Nos vestiges resteront cois.
Hantés par l'écho de vos voix,
ils ne feront que le répercuter.
Et si mille fois
vous vous reprenez à nous juger,
mille fois votre propre voix
vous sera renvoyée.
Ainsi en sera-t-il si votre jugement se fourvoie
devant notre orgueilleux, notre infini silence,
si d'aventure vous ne gardez plus souvenance
des mots qui ne sont plus,
des tigres disparus.
1964
Ismail Kadaré, Poèmes 1957-1997. Version française établie par Claude Durand et l'auteur, avec la collaboration de Mira Mexi, Edmond Tupja et Jusuf Vrioni. Préface de Alain Bosquet. Fayard 1989 et nouvelle édition 1997.
Photo John Foley/Opale/Leemage/Fayard