Le Héros de la Manche

Publié le par Fred Pougeard

Frappe à la cuirasse de Don Quichotte
et demande : Es-tu encore là-dedans, mon vieux
est-ce qu'ils gardent la porte fermée la visière
baissée es-tu bien nourri pensent
-ils à ta race, ton rang, tes
exploits savent-ils qui tu es t'aiment-ils
autrement que pour la propagande n'es-
tu que vieilles provisions dans un placard qu'on
n'a pas le courage de forcer homme des moulins
culbuté jeté à terre
et ton écuyer exporté pour un cirque
peuvent-ils poser plus de questions sentir penser
trente ans après la paix
tombée à Barcelone tu es allé
au rendez-vous de Hendaye* et tu as passé en revue
le régiment d'honneur avec le père-commandant et
ses cousins allemands y a t-il des trous dans ta
cuirasse vieux Pierre de la suie sur les murs et
une ampoule nue dans ton œil des hénissements
et encore le rêve de Guadalrama
comme un écho écho écho de ton propre
rêve de grandeur égalité honneur justice et
amour chevauche sur les terres rouges
dans le soleil au-dessus de la colline
entre les oliviers gris jadis
cette fois et maintenant où d'autres moulins
tournent, sont assaillis, jettent leurs lances
tombent, regarde un cheval noir de jais
contre le soleil gitan, il y a des amis Don
Quichotte, reviens Don Quichotte
reste à la maison Don Quichotte
regarde ta cuirasse est une maison-rêve d'acier
et Sancho Pança attend au coin de la rue dans 
un bar, Mexico oubliée, volcans oubliés
il est là avec sa cerveza
et sa tapas, il est là, il attend.
 
LE MERLE
 
​​​​​​​Voilà que des mains rouillées ouvrent
les grilles de l'hôpital le sol
​​​​​​​de ciment gris est silencieux caoutchouté
​​​​​​​les vivants se taisent encore plus
​​​​​​​et respirent par des plaies de pierre
tandis que les aiguilles en fer de l'horloge
passent par-dessus leurs joues le charbon dévale
entre les maisons il pleut en dedans
​​​​​​​une bouffée médicamenteuse montante et descendante
est prisonnière derrière la gaze dans des tubes
tu dors dans les sous-sols aveugles attends derrière
un paravent une main sur le drap
​​​​​​​les doigts envolés calme humide et gris
alors grandit dans ton cœur le miroir comme question
l'écran radar d'un souvenir d'un
autre temps alors dans l'oreille du cœur l'écho martelé
un son arqué de visions
de parfums colorés en mineur entre des nuées 
alors l'aucun-bruit se tait tu t'éveilles
et tu l'as entendu.
 
Klaus Rifbjerg, traduit par François-Noël Simoneau (Le Héros de la Manche) et Monique Christiansen, dans Anthologie de la poésie danoise contemporaine, Editions Gallimard 1970
 
* entrevue entre Franco et Hitler du 23 octobre 1940
 
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