Endroits, passages
I
Comme une aveugle elle sourit à toutes les chaises vides,
autour d'elle les gens les retirent et s'inclinent.
Sa bouche remue, elle s'écoute avec ses lèvres,
et devant elle il y a des cartes postales vierges.
Elle courbe la tête, comme une tête courbée
sous des reproches et dans ses cheveux
sa main écrit : mon amour, je vis encore, je t'écris
et je pense encore à toi, et c'est bête de ma part.
II
Nous avions fermé portes et fenêtres,
nous ne voulions ni les rapines ni le régime
des parasites et horlogers. Nos secrets
c'étaient notre Maison et le Temps Immobile.
(M., tu vivais dans mon cœur comme un singe
esseulé dans sa cage. À bien le voir ton visage
était dans un état, un état : une pomme oubliée
qu'on retrouve ridée en hiver.
Amour devient maladie, s'il ne meurt pas
malgré l'oubli, perdre ce qui reste quand même,
là où pendait la photo, c'est ça la maladie.
Mais l'amour, M., c'était moi. Ma façon
d'attendre presque assoupi sur le Voyage
au bout de la nuit. Je t'attendais, mais
tu ne venais pas, tu ne venais pas.)
Nous avions dans notre Maison un espace, des moments
qui ne s'écoulaient pas, ils étaient à nous
et nous rêvions de ne plus nous réveiller,
mais de guérir, sans savoir de quoi.
III
Il n'y a plus de misère parmi les hommes,
bière et rigolade jusqu'en pleine nuit.
Le chagrin c'est pour les héros tragiques, voilà.
Non, il y a un bonheur immense de nos jours,
on a oublié les classiques morbides, les idylles
secrètes de Hermans, Lermontov, Céline.
"Nous avions des amis qui nous ont trahis,
nous avions des amants qui nous ont haïs,
nous avons au corps un feu glacé."
Voilà tout le drame : personne ne revient
de la nuit. Nos rêves le cèderont
aux faits, jamais l'inverse, jamais l'inverse.
(...)
Rutger Kopland, Un endroit vide (extraits) (1975) dans Songer à partir, poèmes, traduit du néerlandais par Paul Gellings. Introduction de Jean Grosjean. Gallimard "Du monde entier" 1986
Photo : Rutger Kopland en 2004, par Jean-Paul Iska