Nous ne sommes vraiment nulle part
Le "je" étant immatériel, nous ne sommes vraiment nulle part.
La nuit s'épaissit et la question se pose : qui rêve de qui ? Une ligne de faille nous sépare de ce qui nous est dû.
L'obscurité est moitié mémoire, moitié sensation.
Mon rythme à moi : un hiver se termine, les montagnes se liquéfient, les eaux montent.
La chaleur passait inaperçue. Nous n'entendions pas les morts, le rugissement de l'océan avait couvert leurs voix. Cézanne avait raison de penser que la nature est intérieure.
Le roi et fils de Dieu, Gilgamesh, trouva un fruit noirâtre dans des eaux noires, et y découvrit l'ampleur de sa mortalité.
Cette fois-ci c'est Eurydice qui, nue et couverte de brûlure, chante en enfer.
Des cadavres arrivent par camions entiers ; elle ne sait comment rassembler les restes du corps d'Orphée.
Ma peau est ma frontière. Sous elle, il se passe des choses que je nomme sentiments et idées, et jamais je ne trouverai le chemin vers leur source.
Je trouve la rédemption dans le désir ; aucune interruption dans la Nature. Comme les miroirs qui multiplient l'espace, nous pouvons démultiplier l'univers en utilisant des réflecteurs. Aujourd'hui, il m'a paru certain qu'il vaut mieux suivre les sentiers d'un canyon que courir après sa propre vie.
Aux derniers jours d'un empire en déclin, des chevaux ont imprégné les gênes de mon père. J'entends leurs sabots sur la route poussiéreuse qui mène à ma porte.
Entre le "je" et le "moi", une pluie de lilas empoisonnés et ton corps près du mien comme un soleil englouti, distant et interdit.
Ce furent des instants de velours, lorsque tu revins du long voyage qui t'avait fait pénétrer le mystère de ta chair. Les heures pleuvaient comme des feuilles d'automne.
La lumière a été exclue de tes jours.
Tu dormais comme si tu étais encore sur terre.
(...)
Etel Adnan, Nuit (2016), traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Despalles, Editions de l'attente 2017 et dans Le Destin va ramener les étés sombres, Anthologie, Points 2022
Photo : Simone Fattal