Une déchirante et totale découverte de soi

Publié le par Fred Pougeard

(...) Je ne sais rien de la mort de Péguy. Personne ne sait rien de la mort de personne. Il avait écrit : "Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre..." Des alexandrins que j'ai appris par cœur, dans le temps. Tout le monde les a appris par cœur. Depuis, j'ai vu pas mal de ces cadavres heureux. Des vrais, et qui pourrissaient sans poésie, écrasés au fond d'un fossé. C'est un spectacle qui invite à parler froidement de ces choses. Les morts ne sont ni heureux ni malheureux : ils sont morts. On leur a volé leur montre et leurs bottes, et ils pourrissent au fond d'un fossé. Cette réalité de la guerre et de la mort a de quoi guérir d'un certain lyrisme martial. Mais Péguy voyait la guerre comme dans les livres que les professeurs commentent en classe. Comme dans Hugo. Comme dans l'Iliade. Comme dans Corneille. Chacun a connu, vers ses quinze ans, de ces farouches vieux pédagogues que le combat des Horaces ou l'invocation aux soldats de l'An II (ô guerres, épopées) jetaient dans un délire sacré. Péguy aussi, ça le ravissait, cet héroïsme de 14-Juillet et de distribution de prix. Ces effets de voix et ces effets de muscles. Cette rhétorique qui plastronne, qui claironne, qui flonflonne. Ce courage oratoire, sans rapport avec le courage réel, qui est silence est solitude — la plus silencieuse, la plus solitaire prise de conscience ; l'expérience la plus incommunicable ; l'épreuve la plus secrète ; une déchirante et totale découverte de soi au fond d'une angoisse sans nom. L'imagerie de Péguy, ses rêves de batailles, de chevauchées et de croisades, tout cela n'a pas l'air sérieux quand l'événement est là. Et c'est fait. Le temps de la rhétorique est passé. Nous l'avons eue, nous aussi, notre inscription historique. Et quand on a le nez sur l'événement, ça change vos façons de voir. L'événement est comme les cadavres. Il n'est glorieux et beau que dans la littérature de collège. Dans le vrai de la vie, c'est piteux, c'est moche, ça pue. Quand on n'est pas aussi bête que Beuret, on finit quand même par s'en apercevoir. À force de grelotter dans une baraque, de soir en soir, on en vient à savoir au moins une chose : c'est qu'il n'est pas besoin de faire signe à la catastrophe. On ne la manquera pas. Elle ne nous manquera pas. On aura sa place, il y en aura pour tout le monde. On aura sa part, et bonne mesure. Sa part d'Histoire et d'épopée. Sa part de nuit, de neige, de crasse, de merde. On y a droit. Droit aux punaise. Aux soupes de rutabagas. Aux sentinelles. Aux cabinets. À ces croupissements et à ces accroupissements. À la stupidité de Vignoche. Droit à Beuret, à Pochon, à Chouvin. Aux chansons de Chouvin. LP'tite Amélie, oua oua oua oua oua. Péguy était travaillé de l'envie d'inscrire une grande histoire militaire dans l'histoire éternelle. Il y a peut-être quelque part, Dieu sait où, des personnages de Corneille ou des soldats de l'An II. mais pas ici. Ici, il y a seulement Ure et Pochon, et Faucheret, et Tronc. Et Chouvin qui chante :
 
La p'tite Amélie
Oua oua oua oua oa
M'avait bien promis
Oui Oui Oui Oui Oui...
 
Georges Hyvernaud, La Peau et les les os, les souffrances de la captivité, Editions du Scorpion 1949
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