Volksgenossen, le gouvernement est renversé !
Donc ce soir-là j'allais au café Lindhammer (...) Je m'installai donc au café (...) Il y avait des semaines que je ne lisais plus un seul journal. Les propos de mes amis qui eux se repaissaient de la lecture des gazettes, qui semblaient ne se maintenir en vie qu'à force de nouvelles et de potins, passaient à côté de mes oreilles sans y pénétrer, sans effet (...) Je me trouvais exclu du circuit des vivants ! Exclu, oui, quelque chose comme exterritorialisé de la terre des vivants, voilà.
Et même ce vendredi soir-là, l'émotion manifestée par mes amis me sembla superflue, jusqu'au moment où, la porte du café s'ouvrant avec fracas, un jeune homme apparut sur le seuil dans une drôle de tenue. Il portait des guêtres de cuir noir, une chemise blanche et une espèce de casquette militaire qui me fit penser tout ensemble à une espèce de pot de chambre et à une caricature de notre ancien képi autrichien. Bref ce n'était pas même un couvre-chef prussien (les Prussiens ne portent en effet ni chapeaux, ni képis mais seulement des couvre-chefs). Moi, qui vivais loin du monde et de l'enfer que le monde représentait à mes yeux, je m'avérais tout à fait incapable de reconnaître les nouveaux uniformes, à plus fortes raisons de les identifier. Que la chemise fût bleue, verte, rouge, la culotte noire, brune, verte, bleu laque, qu'il y eût des bottes, des éperons, des buffleteries, des ceintures, des poignards dans des étuis de toutes sortes, moi, pour ma part, j'avais résolu depuis fort longtemps, depuis mon retour de la guerre, de ne pas les distinguer, de ne pas les reconnaître. Aussi-fus-je tout d'abord plus surpris que mes amis par l'apparition du fameux personnage. Réellement, pendant quelques instants, je crus que les lavabos du sous-sol se trouvaient subitement transportés dans la rue et que l'un des préposés à leur entretien venait annoncer que toutes les places y étaient occupées. Mais l'homme proclamait :
— Volksgenossen*, le gouvernement est renversé ! Un nouveau gouvernement populaire allemand a pris le pouvoir !
(...) Ce qui me surprit le plus, ce fut la terreur qui s'empara de mes amis à la vue de l'homme aux bottes bizarres et à l'audition de sa proclamation non moins bizarre. Nous occupions trois tables à nous tous. La minute d'après j'y restai ou plutôt m'y retrouvai tout seul. Absolument seul en vérité. Un instant, il me sembla qu'après m'être cherché longtemps moi-même, je me rencontrais soudain dans une solitude effrayante. Tous mes amis en effet s'étaient levés brusquement et, au lieu de commencer par me souhaiter une bonne nuit comme l'usage le voulait entre nous, ils clamèrent : "Garçon, l'addition !". Puis Franz, notre garçon, demeurant invisible, ils crièrent au patron, Adolphe Feldmann : "On règlera demain !" et sortirent sans me gratifier d'un seul regard.
Je continuai à penser qu'ils reviendraient réellement payer le lendemain , et que si Franz n'accourait pas à leur appel aussi vite que d'habitude, c'est qu'il se trouvait retenu à la cuisine ou quelque part ailleurs. Mais deux minutes plus tard, le patron surgissait de derrière le comptoir, son pardessus sur le dos, son chapeau melon sur la tête. Il me dit :
— Monsieur le baron, nous allons nous séparer pour toujours. Si jamais nous devions nous rencontrer de par le monde, nous nous reconnaîtrions. Vous ne reviendrez certainement pas ici demain... à cause de ce nouveau gouvernement populaire allemand. Est-ce que vous rentrez chez vous, ou bien avez-vous l'intention de rester encore un moment ?
— Je reste comme d'habitude.
— Alors, adieu, Monsieur le baron. J'éteins l'électricité, voici deux bougies.
Il alluma deux bougies blanches. Il me semblait vaguement qu'il allumait mes cierges mortuaires. mais à peine avais-je eu le temps d'en prendre conscience que déjà toutes les lumières du café s'éteignaient et que, blême sous son melon noir, plus semblable à un croque-mort qu'à un jovial cafetier à barbiche d'argent, Adolphe Feldmann me remettait une lourde croix gammée en plomb et me disait :
— Pour parer à toute éventualité, Monsieur le baron. Buvez tranquillement votre petit verre. Je ferme le rideau de la devanture. Quand vous désirerez vous en aller, vous pourrez ouvrir de l'intérieur. Vous trouverez le bâton à droite de l'entrée.
— Je voudrais régler, dis-je.
— Pas le temps aujourd'hui, me répondit-il.
Déjà, il avait disparu et déjà j'entendais le rideau de fer descendre devant la porte.
Je me retrouvai donc tout seul à ma table, en tête à tête avec les bougies. Elles collaient au faux marbre, elles me faisaient penser à deux gros vers blancs, dressés, allumés. A chaque minute, je m'attendais à les voir se tordre, comme il sied à des vers.
Une peur sinistre m'envahit. Je cria : "Franz, l'addition !" comme tous les soirs.
Alors ce ne fut pas le pas du garçon qui vint à mon appel mais le chien de garde, qui répondait aussi au nom de Franz et que je n'avais jamais pu souffrir. Une bête gris sable, aux yeux chassieux, à la gueule baveuse. Je n'aime guère les animaux et pas du tout les cabots. J'ai cru toute ma vie qu'ils enlèvent aux humains une part de l'affection qui leur revient, et ma façon de voir me paraissait singulièrement justifiée depuis que j'avais appris par hasards que les tenants du IIIe Reich ont un amour tout spécial pour ces grands chiens-loups employés en Allemagne en guise de chiens de bergers.
"Pauvres troupeaux !" pensai-je.
Donc c'était le toutou qui accourait à mon appel. Bien que je fusse son ennemi, il se frottait la tête contre mes jambes comme pour demander pardon. Et les bougies se consumaient funèbres, mortuaires. Aucune sonnerie ne me parvenait de la Peterskirche. Or je ne porte jamais de montre sur moi et j'ignorais quelle heure il était... Je dis au chien :
— Franz, l'addition !
Il sauta sur mes genoux. Je lui présentai un petit bout de sucre. Il ne le prit pas et se contenta de remuer la queue. Puis il lécha la main dont il avait refusé le cadeau.
Je soufflai une bougie, détachai l'autre du faux marbre, me dirigeai vers la porte, pris le bâton et de l'intérieur, je poussai le rideau de fer.
En vérité, je voulais échapper au chien et à ses démonstrations d'amitié. Mais quand je me retrouvai dans la rue, la gaule à la main pour redescendre le rouleau, je m'aperçus que Franz ne m'avait pas quitté. Il s'attachait à mes pas. Impossible pour lui de rester là. c'était un vieux cabot. Pendant dix ans il avait été au service du café Lindhammer comme moi au service de François-Joseph. Et maintenant, il ne pouvait plus continuer. Nous ne pouvions plus continuer ni l'un ni l'autre.
Je répétai :
— L'addition, Franz.
Il me répondit en agitant la queue.
L'aube se levait sur les croix étrangères. Une douce brise balançait les vieilles lanternes pas encore éteintes. Pas encore éteintes cette nuit-là. Je déambulai le long des rues étrangères, en compagnie d'un chien étranger. Il avait résolu de me suivre. mais où?
Je le savais aussi peu que lui.
Joseph Roth, La Crypte des Capucins pages 179-183, traduit de l'allemand par Blanche Gidon. Librairie Plon 1938 Editions du Seuil 1983
* terme nazi : camarades et concitoyens