Ces images du premier matin...

Publié le par Fred Pougeard

Le voyage avait duré trois jours et avait été horrible. Les routes, les fameuses routes siciliennes à cause desquelles le prince de Satriano avait perdu la Lieutenance, n'étaient que de vagues traces toutes trouées et pleines de poussière. La première nuit à Marineo chez un ami notaire avait encore été supportable ; mais la deuxième dans une mauvaise auberge de Prizzi s'était passée péniblement, couchés à trois sur un même lit, menacés par une faune repoussante. La troisième à Bisacquino. Il n'y avait pas de punaises mais en revanche Don Fabrizio avait trouvé treize mouches dans son granité ; une lourde odeur d'excréments s'exhalait aussi bien des rues que de la "salle des pots de chambre" contiguë, ce qui avait suscité chez le Prince des rêves pénibles ; s'étant réveillé aux premières lueurs du jour, plongé dans la sueur et la puanteur, il n'avait pu s'empêcher de comparer ce voyage répugnant à sa propre vie, qui s'était d'abord déroulée dans des plaines riantes, avait grimpé ensuite sur des montagnes abruptes, s'était glissée à travers des gorges menaçantes pour déboucher enfin sur d'interminables ondulations d'une même couleur, aussi désertes que le désespoir. Ces images du premier matin étaient ce qu'il pouvait arriver de pire à un homme mûr ; et bien que Don Fabrizio sût qu'elles étaient destinées à s'évanouir avec l'activité du jour il en souffrait de façon aiguë parce qu'il avait désormais assez d'expérience pour savoir qu'elles laissaient au fond de l'âme un sédiment de deuil qui, s'accumulant jour après jour, finirait par être la véritable cause de sa mort.
 
Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard (1958) deuxième partie. Traduit de l'Italien par Jean-Paul Manganaro Editions du Seuil 2007
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :