La splendide maison déchue

Publié le par Fred Pougeard

   
      Une ville de feuilles, voilà exactement ce que tu étais, Charity ; et je crois que la première fois que j'eus conscience que tu existais réellement, quelque part dans le monde, ce fut au cours d'un automne mélancolique, lourd et profond. Alors, il me semblait qu'on t'avait construite de feuilles, de branches et d'écorces, ainsi qu'un nid d'oiseau où tout est étroitement lacé, tissé, et qu'on t'avait usée, usée jusqu'à la flétrissure ; et puis, d'une secousse, on t'avait fait tomber parmi toutes ces ruines. Tout ce qui t'avait touchée ou connue semblait avoir perdu son été, n'être plus que gravats cet automne. Et soudain, j'eus conscience d'être, parmi ces ruines, quelque chose qui tournait, se mouvait. (Oh, toutes les feuilles que j'ai connues en toi, Charity ! — les feuilles des ricins luisantes comme du cuir, où, l'été, les poulets vont chercher la fraîcheur, s'abriter de la pluie (Oh, le bruit de la pluie sur les feuilles des ricins, comme il m'a toujours rappelé les funérailles de Folner !). Et la gracieuse dentelle des feuilles d'azédarac dans les brises d'été, et celle de la liane dont j'ignorais le nom et qui, tout le long de la véranda, devant notre maison, pendait bourdonnante d'abeilles et de colibris empressés autour du parfum délicat de ses petites fleurs blanches. Puis naturellement, les feuilles des chênes verts floconneuses au-dessus de Riverbottom ; et les feuilles des muscats sauvages, les feuilles des sycomores, les feuilles des sensitives. (Une année, en automne, toutes les feuilles qui au printemps et en été, pendaient à quelque branche d'arbre, gisaient à terre et, parmi ces ruines, je marchais, tournais comme une feuille détachée qui ne peut pas  se décider à se poser enfin, à se faner.)
     En toi, Charity, se dresse sur son tertre —comme dans le monde sphérique de ma mémoire l'image givrée en brille, gonflée par toutes ces haleines — la splendide maison déchue d'où sont partis tous ceux qui y vécurent et y furent vaincus, tous ceux qui en furent dépossédés : par la mort, les voyages ou la désertion. Et la maison apparaît maintenant comme un vieux, très vieux monument dans le souvenir torturant de nous-mêmes, maison aux frises de décembre, emplie de nos conversations, gardienne des choses qui parlent après nous comme, un jour, elles parlaient en nous, et attendant que l'un de nous lui rende son langage, y trouvant le sien du même coup. (Mais je pense combien nos mondes, comme cette maison par exemple, nous retiennent en eux comme ils retiendraient une idée qu'ils conçoivent, ou comme les rêves qu'ils font, où nos visages sont irréels, visage de pierre usés et imprécis d'anciennes métopes familiales, captifs de formes muettes de tumulte, luttant contre l'invasion de quelque race hantée de démons, mi-anges, mi-bêtes. Oh, l'angoisse des visages sans traits, comme des visages perdus dans des brumes de rêve, de chagrin et d'horreur, trous usés de bouches béantes criant des appels que nul ne peut entendre, disant quelque mots, quels mots d'haleine étranglés et qu'il nous faut entendre.) Et, pour trouver ce que nous sommes, nous devons pénétrer à nouveau à l'intérieur des idées, des rêves de mondes qui nous ont faits, nous ont rêvés, et trouver là, attendant les bouches usées, les paroles qui sont les nôtres. Car maintenant, en cet automne, alors que sans arrêt les jeunes circulent sous les branches dénudées des arbres dans l'espoir de se donner quelque réalité, j'ai marché, marché parmi les feuilles gisantes comme des serres perdues, crispées au sol qui les alimenta, me tissant, m'enlaçant à moi-même, rattachant à son arbre la feuille détachée. Car ce qui est perdu n'aspire qu'à se trouver, à se refaire et, par l'entremise de qui l'a retrouvé, à redevenir soi-même —langage pour ce qui n'est pas dit. 
 
William Goyen, La Maison d'haleine. Traduit de l'anglais par Maurice-Edgar Cointreau. Editions Gallimard 1954
 
Photo : Dorothy Brett, Frieda Lawrence & William Goyen à Taos (Harry Ramson Center/University of Texas at Austin)
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