Lessive au vent
"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
Photo Thomas Goisque
(…) A Barjac, une plaque sur le mur du cimetière :
« Passant, arrête-toi et prie, c’est ici la tombe des morts. Aujourd’hui pour moi, demain pour toi. »
Le souvenir de ma mère défunte me murmurait confusément ce genre de chose. Sa pensée m’escortait par des jaillissements nés d’une vision : pourquoi le souvenir des disparus est-il lié à des spectacles anodins comme une branche oscillant dans le vent ou le dessin de l’arête d’une colline ? Soudain, les spectres surgissent. Pendant quelques mois, j’avais porté une bague à tête de mort qu’on m’avait retirée après ma chute. L’inscription latine gravée au revers du crâne disait la même chose que la plaque de Barjac : « Je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis. » J’avais tardé à me pénétrer de cette évidence que les Romains inscrivaient à l’entrée de leurs cimetières. Décidément, j’avais deux millénaires de retard. Il était criminel de croire que les choses duraient. Les matinées de printemps étaient des feux de paille. Voilà longtemps que je ne m’étais pas trouvé exactement tel que je le désirais : en mouvement. Je jouissais de me tenir debout dans la campagne et d’avancer sur ces chemins choisis. Noirs, lumineux, éclaircis. C’était la noble leçon de Mme Blixen devant le paysage de sa ferme africaine : « Je suis bien là, où je me dois d’être. » C’était la question cruciale de la vie. Le plus simple et la plus négligée.
Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, pp 86-87 Editions Gallimard 2016
Je ne m'étais pas englouti à jamais
dans les eaux toutes noires
je suis ressorti difficilement à la surface
j'ai vu le ciel briller
et désormais je ne me souciais plus
du passé inaccompli
je n'essayais plus de me retenir
à un avenir programmé
j'ai nagé jusqu'à la rumeur
du rivage couvert de monde
et je me suis allongé dans le moelleux
du sable mille fois piétiné
Titos Patrikios, Sur la barricade du temps, Anthologie. Traduction du grec et choix de poèmes par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis. Editions Le temps des Cerises 2015
"Mon cher Zadig
Je t’aime beaucoup parce que tu as beauscoup de chasgrin et d’amour par même que moi ; et tu ne pouvais pas trouver mieux dans le monde entier. Mais je ne suis pas jaloux qu’il est plus avec toi parce que c’est juste et que tu es plus malheureux et plus aimant. Voici comment je le sais mon genstil chouen. Quand j’étais petit et que j’avais du chagrin pour quitter Maman, ou pour partir en voyage, ou pour me coucher, ou pour une jeune fille que j’aimais, j’étais plus malheureux qu’aujourd’hui d’abord parce que comme toi je n’étais pas libre comme je le suis aujourd’hui d’aller distraire mon chagrin et que j’étais renfermé avec lui, mais aussi parce que j’étais attaché aussi dans ma tête où je n’avais aucune idée, aucun souvenir de lecture, aucun projet où m’échapper. Et tu es ainsi Zadig, tu n’as jamais fait lectures et tu n’as pas idée. Et tu dois être bien malheureux quand tu es triste. Mais sache mon bon petit Zadig ceci, qu’une espèce de petit chouen que je suis dans ton genre, te dit et dit car il a été homme et toi pas. Cette intelligence ne nous sert qu’à remplacer ces impressions qui te font aimer et souffrir, par des facsimilés affaiblis qui font moins de chagrin et donnent moins de tendresse. Dans les rares moments où je retrouve toute ma tendresse, toute ma souffrance, c’est que je n’ai plus senti d’après ces fausses idées, mais d’après quelque chose qui est semblable en toi et en moi mon petit chouen. Et cela me semble tellement supérieur au reste qu’il n’y a que quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n’y a que les livres écrits ainsi que j’aime."
Marcel Proust, Lettres à Reynaldo Hahn, Editions Gallimard 1956
M'éveillant à l'aube, dans la maison d'un autre,
j'entends une radio dans la cuisine.
Une brume flotte derrière la vitre pendant
qu'une voix de femme donne les infos, et puis la météo.
J'entends cela, et le bruit de la viande
entrant en contact avec de la graisse brûlante dans la poêle.
J'écoute encore un peu, à moitié endormi. C'est comme,
mais pas comme, quand j'étais enfant et qu'au lit,
dans le noir, j'écoutais une femme pleurer,
et un homme élever la voix par colère, ou désespoir,
avec la radio en fond sonore. Tandis que
ce que j'entends ce matin c'est l'homme de la maison
qui dit "Combien d'étés me reste-t-il ?
Réponds si tu peux." Pas de réponse de la femme
à ce que j'entends. Mais que pourrait-elle répondre,
étant donné la question ? Une minute après,
j'entends sa voix à lui parlant de quelqu'un qui je pense
doit être mort depuis longtemps. "Cet homme là pouvait dire
'Ô mésopotamie !'
et émouvoir son public aux larmes."
Je me lève ausitôt et enfile mon pantalon.
Assez de lumière dans la chambre pour que je voie
où je suis, finalement. Je suis adulte, après tout,
et ces gens sont mes amis. Ca
ne va pas fort pour eux ces temps-ci. A moins
que ça n'aille mieux que jamais
parce qu'ils se lèvent tôt et parlent
de choses aussi considérables
que la mort et la Mésopotamie. En tout cas,
je me sens entraîné vers la cuisine.
Tant de choses mystérieuses et importantes
ont lieu là-bas ce matin.
Raymond Carver, La vitesse foudroyante du passé (1986) trad Emmanuel Moses. Dans Poésie. Oeuvres complètes 9 Editions de l'Olivier.
J’avais oublié les cailles qui vivent
sur les hauteurs derrière chez Art et Marilyn.
J’ai ouvert la maison, fait du feu,
et après dormi comme un mort.
Le lendemain matin il y avait des cailles dans l’allée
et dans les buissons sous la fenêtre de devant.
Je t’ai parlé au téléphone.
Essayé de plaisanter. T’en fais pas
pour moi, j’ai dit, j’ai les cailles
pour me tenir compagnie. Sauf qu’elles se sont envolées
quand j’ai ouvert la porte. Une semaine a passé
elles ne sont toujours pas revenues. Quand je regarde
le téléphone silencieux je pense aux cailles.
Quand je pense aux cailles et à la façon
dont elles sont parties, je me rappelle t’avoir parlé ce matin-là
et le poids du combiné dans ma main. Et mon cœur-
les choses brouillonnes qu’il faisait à ce moment-là.
Raymond Carver, Où l’eau s’unit avec l’eau. Trad Jacqueline Huet et Jean Pierre Carasso. Poésie Œuvres complètes volume 9. Editions de l’Olivier.
Gustav Mahler, IXe Symphonie, IVe mouvement
C’est une mélodie d’abord simple et de ligne étendue, presque trop pure dans sa mélancolie tonale ardemment confidentielle, qui bientôt par les croisements profonds de ses éléments, les superpositions sans fin, l’esprit des timbres et l’épaisseur devenue peu à peu prodigieuse, atteint à une énormité sans limite dans la profusion, le don, l’amour, les jeux graves. Un monde extrême se déroule de plus en plus ardent, mais de plus en plus arraché à un son conquérant la nouvelle langue, épaisseur inextricable de forêt d’étoiles ou limpidité mince des sphères. Cette calme forme de surabondance aux suppliantes extases, cette élaboration suprême de la Force en myriades de vouloir et de larmes, c’est encore la mélodie première mais elle est passée à l’échelle de l’être universel, tant qu’elle se brise plusieurs fois sur des à-pics du destin.
Beaucoup plus tard, quand l’œuvre est intérieurement finie, reprend l’idée, la première, qui lentement, lentement sous le poids de ses richesses, se défait, tombe en fragments lointains, opère sa propre destruction, et lentement, très lentement meurt.
Ainsi que l’a écrit la femme de l’artiste,« il téléphonait avec Dieu ».
Pierre-Jean Jouve, Proses, « la voix, le sexe et la mort », Editions Mercure de France 1960
Espèce de con intégral putain d'enfoiré de mes deux
tu crois vraiment qu'un travail d'écrivain -
mon travail- se résume à une sorte
de truc
mécanique
jetable
un tour de passe passe au clavier ?
Tu t'imagines qu'un roman peut s'improviser en play-back dans un programme d'ordinateur
- que c'est comme battre un jeu de cartes ou taper
une putain d'adresse GPS sur le tableau de bord
de ta berline BMW bleu pastel
à quatre vingt dix mille dollars ?
La prochaine fois qu'on se rencontre
cher pignouf de sous-homme d'éditeur
et que je te soumets un texte
je pourrais peut-être sauter sur ton bureau et presser
le canon d'un flingue
entre tes yeux écartés
qu'on ait une conversation authentique
sur ce que je fais en tant qu'artiste
à savoir
me découper la bidoche et en recouvrir de morceaux
saignants
la page
afin que le premier venu
sous réserve d'être suffisamment ouvert et intéressé
pour connecter son esprit
avec le mien
puisse voir à l'intérieur de mon
coeur.
Crois-le ou non
éditeur de mon coeur
je n'en ai rien à branler que mon dernier recueil de
nouvelles
jure avec ton programme de l'année prochaine.
Mais sois sûr d'une chose :
je continuerai de faire ce que j'ai toujours fait
-m'ouvrir autant que j'en suis capable
et m'arracher
ma vanité mes illusions
couche après couche
et explorer et proférer ma plus profonde
ma plus intime vérité
jusqu'au jour
où ma femme
et mon gosse
recouvriront mon corps de neige carbonique
avant de me coudre les yeux
les lèvres
et de balancer mes restes puants
à la mer
du haut de la jetée de Santa Monica
Et une dernière chose cher éditeur :
merci
encore
d'avoir
pris
autant de temps
pour
examiner
mon travail
Dan Fante, Bons baisers de la grosse barmaid, poèmes d'extase et d'alcool. Trad Patrice Carrer 13e note éditions 2009