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Froid noir

Publié le par Fred Pougeard

Froid noir

C'est déjà assez triste de pleurer sur des enfants
souffrant de famine et d'abandon dans notre monde
sans qu'il faille par un jour pareil
voir un vieux cheval de trait couvert d'écume
trembler si fort que lorsqu'il s'arrête
les roues continuent d'osciller lentement sur place
comme l'engrenage d'un moteur.
Un homme agit ainsi, il grelotte où il se trouve,
paralysé par de faux départs,
le regard perdu
mais un homme on peut lui prendre le bras,
le raisonner, l'entraîner.

Que faire quand vos deux mains,
votre voix ne sont que des aiguillons ?
Quand les yeux que vous consolez observent l'espace,
le mur derrière vous, le brin d'herbe
crevant le trottoir à vos pieds ?
J'ai pensé que tous les animaux qu'on tue
ou mutile pourraient s'ils le voulaient
nous faire baisser les yeux, nous foudroyer
et nous changer en fumée par leurs regards-
ils s'en abstiennent parce qu'ils ont pitié de nous,
comme les anges, et c'est par amour d'autre chose
qu'ils nous supportent et se soumettent.

Mais on est à Pine Street, Philadelphie, en 1965.
On ne croit pas
à la présence ici de quoi que ce soit de divin.
Il y a une vieille haridelle avec une couverture usée
jetée sur sa croupe. il y a un chariot
plein de ferraille -tuyaux et éviers pourris,
grilles de chaudières -et puis
il y a un enfant qui marche à côté du cheval
un sucre à la main, et l'énorme tête qui se penche,
grignote délicatement entre ces doigts
vulnérables. On ne peut pas se brûler la cervelle.
Parfois, rien que ce qui est suffit.

C.K. Williams Lies (Mensonges) 1969, traduction Claire Malroux, dans Anthologie Personnelle, Actes sud 2001.

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A tout jamais

Publié le par Fred Pougeard

A tout jamais

Je sors enveloppé d'une fumée épaisse
et je suis la piste brillante d'un escargot
jusqu'au petit muret qui borne le jardin.
Enfin seul, je m'accroupis sur les talons, comprends

ce qu'il faut faire, et me colle soudain
contre la pierre humide.
Je me mets à regarder longtemps autour de moi
et à écouter, utilisant

tout mon corps comme l'escargot
utilise le sien, calme, mais attentif.
Sidérant ! C'est une nuit à marquer
d'une pierre blanche. Après cette nuit

comment pourrai-je reprendre cette
autre vie ? Sans quitter les étoiles
des yeux, je leur fais signe
avec mes cornes. Je reste là

des heures, me reposant, simplement.
Plus tard, encore, la peine se dépose
en gouttes minuscules autour de mon coeur.

Je me souviens que mon père est mort
et que je vais bientôt m'en aller de
cette ville. A tout jamais.
Adieu fils, dit mon père.
Vers le matin, je redescends

et je retourne nonchalamment dans la maison.
Ils attendent encore,
le visage barbouillé de peur,
quand leurs yeux pour la première fois rencontrent mes yeux neufs.

Raymond Carver, Feux. trad François Lasquin. Oeuvres complètes vol 7 Editions de l'Olivier

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La voix

Publié le par Fred Pougeard

La voix

Il me semble avoir, toute ma vie, entendu une certaine voix, étrangère à moi-même et pourtant très intime, qui me parle par intermittence, et ne "peut" pas ou ne "sait" pas, "ou ne veut pas me dire tout ce qu'elle sait". Un guide quelquefois, parfois aussi un abîme, un conseil dangereux, mais toujours une vérité revenue de très loin, exigeante et irréfutable, une sorte de démon de la conscience, de la connaissance (ou plutôt de l'inconnaissance), m'imposant le devoir absolu de transcrire avec soin, ses injonctions, ses plaintes et même ses menaces.
Lorsqu'à mon tour, c'est moi qui interroge et qui demande : "Pour qui ? Pour quoi ? Dans quel but ?", cette voix ne répond pas, mais elle a du moins le pouvoir de me communiquer une certitude obscure : c'est que (peut-être dans ce monde, peut-être hors du monde), il existe une région sereine et innocente où tout est su, compris et consommé d'avance. Où la rencontre d'un seul avec tous est non seulement possible mais attendue depuis toujours. Au-delà de toute vie et de tout déclin, de toute présence et de toute absence, de toute joie, de toute douleur, au-delà même de toute parole, une "réconciliation" avec ce qui nous dépasse et nous dévore. La fusion et le retour des êtres séparés qui se retrouvent dans l'unité, dans l'absence originelle.

Jean Tardieu, Da Capo. Editions Gallimard 1995.

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Au soleil de Preystatin

Publié le par Fred Pougeard

Au soleil de Preystatin

"Venez au soleil de Prestatyn"
Disait en souriant la fille de l'affiche,
A croupetons sur le sable,
Moulée de satin blanc.
Derrière elle un morceau de plage et un
Hôtel avec des palmiers
Semblaient sortir de ses cuisses et
Prolonger ses bras tendus pour faire ressortir sa poitrine.

Elle avait été placardée un jour de mars.
Une petite quinzaine et sa figure
Etait édentée et bigleuse.
Les seins énormes et l'entrejambe fissuré
Etaient profondément entaillés, et l'espace
Entre ses jambes contenait des griffonnages
Qui l'installaient carrément à califourchon
Sur une queue bien épaisse et des couilles

Signées "Thomas la puce", tandis que
Quelqu'un s'était servi d'un couteau
Ou de quelque chose pour poignarder
Les lèvres moustachées de son sourire.
Elle était trop bien pour cette vie.
Bientôt un grand accroc transversal
Laissait seulement une main et un peu de bleu.
Maintenant "Combattons le cancer" est là.

oct 62

Philip Larkin, La vie avec un trou dedans, collected poems 1988, trad.Guy le Gaufet, Editions Thierry Marchaisse 2011

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Burger King

Publié le par Fred Pougeard

Burger King

Il y avait une époque où j'étais au-dessus de cela,
la bouche pleine de Proust et de Bloem, mais on
ne m'entend plus. Y a-t-il encore un sens
à penser dans une langue qui n'a pas de dents ?
Je me retrouve seul. Mes mots ont fait leur temps.

Donc je traînasse dans la salle de lecture de la rue
et je feuillette au hasard le Burger King,
comme ça, parce que je vis, parce que je mange
on ne peut plus simple, puis je pars de moi-même.
- Si ce désespoir est notre Walhalla,

si c'est ici que la vraie vie se donne à lire,
pour moi ça suffit. Dans cette histoire
tu paies de ta peau, même pas triste,
plutôt étonné que tout ce qui est si bas
et si laid s'affirme si ferme et si fort.

Menno Wigman, L'Affliction des copyrettes. 2009. trad du néerlandais par Pierre Galissaires et Jan H.Mysjkin. Cheyne editeur 2010

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Mais les malades ne doivent pas lire de livres de médecine...

Publié le par Fred Pougeard

Mais les malades ne doivent pas lire de livres de médecine...

- Mais les malades ne doivent pas lire de livres de médecine. C’est contre indiqué. Même lorsque nous étudiants, nous étudions une maladie, il nous semble toujours…
- C’est peut-être contre-indiqué pour certains mais pas pour moi ! dit Kostoglotov en frappant la table de sa grosse patte. J’ai connu dans ma vie toutes les peurs possibles et imaginables, et j’ai cessé d’avoir peur. Dans l’hôpital régional où j’étais, un chirurgien coréen, celui qui avait établi mon diagnostic, quelques jours avant le Nouvel An, ne voulait rien m’expliquer non plus et moi je lui ai ordonné de parler ; « Ce n’est pas la règle chez nous » a-t-il dit et moi je lui ai répondu « Parlez ! Je dois prendre mes dispositions concernant ma famille ! » Alors il a fini par lâcher : « Vous avez trois semaines devant vous, ensuite je ne me prononce pas ! »
-Il n’en avait pas le droit !
-Voilà quelqu’un de bien ! Voilà un homme ! Je lui ai serré la main. Enfin, cela faisait six mois que je souffrais comme un martyr, j’en étais arrivé le dernier mois à ne plus pouvoir rester ni couché, ni assis, ni debout sans avoir mal, je ne dormais plus que quelques minutes par vingt quatre heures, et bien tout de même, j’avais eu le temps de réfléchir ! Cet automne-là, j’ai appris que l’homme peut franchir le trait qui le sépare de la mort alors que son corps est encore vivant. Il y a encore en vous, quelque part, du sang qui coule mais psychologiquement vous êtes déjà passé par la préparation qui précède la mort. Et vous avez déjà vécu la mort elle-même. Tout ce que vous voyez autour de vous, vous le voyez déjà comme depuis la tombe, sans passion, et vous avez beau ne pas vous mettre au nombre des chrétiens, et même parfois vous situer à l’opposé, voilà que vous vous apercevez tout à coup que vous avez bel et bien pardonné à ceux qui vous avaient offensé et que vous n’avez plus de haine pour ceux qui vous avaient persécuté. Tout vous est devenu égal, voilà tout ; il n’ y a plus en vous d’élan pour réparer quoi que ce soit ; vous n’avez aucun regret. Je dirai même que l’on est dans un état d’équilibre, un état naturel. Maintenant, on m’a tiré de cet état, mais je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou non. Toutes les passions vont revenir, les mauvaises comme les bonnes.
- Comment pouvez-vous faire le difficile ! ne pas se réjouir, il ne manquerait plus que cela...

Alexandre Soljenitsyne, Le Pavillon des cancéreux, chap 3 La petite abeille. trad du russe par Alfreda et Michel Aucouturier, Lucile et Georges Nivat, Jean-Paul Sémon, Editions Julliard 1968.

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Une étude des habitudes de lecture

Publié le par Fred Pougeard

Une étude des habitudes de lecture

Quand mettre le nez dans un livre
Guérissait de tout sauf de l'école,
Ca valait le coup de se ruiner la vue
Pour savoir que je pouvais encore rester calme,
Et distribuer le bon vieux crochet du droit
A de sales gosses deux fois ma taille.

Plus tard, avec des carreaux de myopes,
Le bon Dieu n'était pas mon cousin ;
Moi et ma cape et mes crocs
Avions des moments dingues dans le noir.
Les femmes que j'ai matraquées à coups de sexe !
Je les brisais comme des meringues.

Je lis plus trop maintenant : le mec
Qui laisse tomber la fille avant
Que son héros n'arrive, le type
Qui a la trouille et garde la boutique,
Je les connais que trop. je picole :
Les livres sont un tas de merde.

(20 août 1960)

Philip Larkin, La vie avec un trou dedans. trad de l'anglais par Guy Le Gaufey, avec la collaboration de Denis Hirson. ed Thierry Marchaisse 2011

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52

Publié le par Fred Pougeard

52

J'ai baptisé mon boucher du nom d'Atlas le Colosse.
C'est un homme plutôt jeune, bien dans sa peau,
c'est à dire qu'il aime son métier, bien entendu.
On le remarque vite quand il empoigne son hachoir
comme un instrument de musique, comme Paganini son violon
pour taillader la masse rouge
et ces fines veinules que parcouraient il y a huit jours
les sens, voire une âme.
C'est un excellent boucher, mon associé,
il vend des morceaux d'animaux abattus
et j'achète, mais nous ne parlons pas de tout cela,
nous parlons de beefsteak.
Pas un mot sur ses loisirs,
quand il part à la chasse
et tue lui-même son gibier avec grand art.
Il regarde en professionnel, il voit
le regard s'éteindre lentement, et les naseaux
qui frissonnent aux portes de la mort,
le parfum du sang, ultime message de l'existence.
Il se repose ainsi du stress quotidien,
mais une telle pratique pourrait heurter mes sentiments,
nous le savons, car pour un mangeur de viande
j'ai le coeur sensible.
J'aime les animaux, je hais les tueries.
Or que deviendrais-je sans mon boucher ?
Debout, droit, il me défend
et maintient l'ordre du monde.
Ainsi, j'ai donné procuration à tant d'autres encore :
la police, le juge, et le lecteur de mes poèmes.

Pentti Holappa, Cinquante deux (1979) trad du finnois par G.Rebourcet. Editions Gallimard 1997.

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Marylin

Publié le par Fred Pougeard

Marylin

Du monde antique et du monde futur
il n’était resté que la beauté, et toi,
pauvre petite sœur cadette,
celle qui court derrière ses frères aînés,
qui rit et qui pleure avec eux, pour les imiter,
qui porte leurs écharpes,
qui touche, sans être vue, leurs livres, leurs canifs,

toi, petite sœur cadette,
tu portais cette beauté sur toi humblement,
et ton âme de fille de petites gens,
tu n’as jamais su que tu l’avais,
car sans cela ce n’aurait pas été de la beauté.
Elle a disparu, comme des poussières d’or.

Le monde te l’a apprise.
Ta beauté est ainsi devenue sienne.

Du stupide monde antique
et du féroce monde futur
il était resté une beauté qui n’avait pas honte
de faire allusion aux petits seins de la sœurette,
à son petit ventre si facilement nu.
Et voilà pourquoi c’était de la beauté, celle-là même
qu’ont les douces mendiantes de couleur,
les bohémiennes, les filles de commerçants
lauréates aux concours de Miami ou de Rome.
Elle a disparu, comme une colombe d’or.

Le monde te l’a apprise,
et ainsi ta beauté ne fut plus de la beauté.

Mais tu continuais à être une enfant,
sotte comme l’Antiquité, cruelle comme le futur,
et entre toi et ta beauté possédée par le pouvoir
se mit toute la stupidité et la cruauté du présent.
Tu la portais toujours en toi, comme un sourire au milieu des larmes,
impudique par passivité, indécente par obéissance.
L’obéissance requiert beaucoup de larmes avalées.
Se donner aux autres,
trop joyeux regards, qui demandent leur pitié.
Elle a disparu, comme une blanche colombe d’or.
Ta beauté réchappée au monde antique,
demandée par le monde futur, possédée
par le monde présent, devint ainsi un mal.

Maintenant, les grands frères se retournent enfin,
cessent un moment leurs maudits jeux,
sortent de leur inexorable distraction,
et se demandent : « Est-il possible que Marilyn,
la petite Marilyn, nous ait indiqué le chemin ? »

Maintenant c’est toi, la première, toi la sœur cadette,
celle qui ne compte pour rien, pauvre petite, avec son sourire,
c’est toi la première, au-delà des portes du monde
abandonné à son destin de mort.

1962

Pier Paolo Pasolini, La rabbia (la colère), court métrage. Trad de l'italien par Renaud Temperini pour l'expo Pasolini Roma, à la Cinémathèque. Présent dans le recueil La Persécution trad René de Ceccatty (Points Seuil)

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Je n'ai jamais aimé qu'on me plaigne...

Publié le par Fred Pougeard

Je n'ai jamais aimé qu'on me plaigne...

Je n'ai jamais aimé qu'on me plaigne
Mais avec un brin de ta pitié
je vais, soleil au corps. Voilà
Pourquoi tout autour c'est l'aurore,
je vais, je fais des miracles.
Voilà pourquoi.

(20 décembre 1945)

Anna Akhmatova, Le Requiem et autres poèmes choisis/Septième Livre. trad du russe par Henri Deluy. Editions Al Dante 2015

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