quand je t'ai connue/mon coeur était plus affamé que le pou d'une perruque/
les poux des perruques sont comme ça/
capables de mourir de faim au milieu de la beauté qui ne leur donne pas à manger/
mais eux/embellis par tant de beautés/
commencent à se sentir un autre animal/un petit chardonneret/peut-être/
qui vole et chante tout autour du jour/
un canari plus jaune que le soleil/plus ardent/
un rossignol plus profond que la nuit où je t'ai connue
où j'ai connu les deux souffrances de l'oisillon capturé/
qui sont se détacher et s'attacher/
blesser la vie avec amour et endurer la blessure/
être tout pur d'amour muet et faire que son silence déchire les tympans du monde/
des herbes d'amour couvrent le petit chardonneret/
mais cela ne veut rien dire/
cela ne veut pas dire que le canari mangera/
que le rossignol ne va pas mourir de faim/
je parle de quand j'ai vu ton âme/
et la joie est entrée en moi comme un inconnu/
et mon âme reconnaissante a connu d'étranges merveilles/
et je t'ai aimée doublement/ je t'ai aimée pour toi et pour moi/
pour rencontrer l'amour nous avons été mis au monde/pour cette nudité
notre amour est plus étrange qu'un éléphant français/
une fois un éléphant français est passé dans le quartier/
il souriait à tout le monde et disait "bonjour"/ "bonjour"
mais personne ne le croyait
où a-t'on vu un français sourire à tout le monde/
seuls les enfants se risquaient à le toucher/
ils lui tiraient la queue pour qu'il devienne bleu/
à chaque secousse un petit oiseau sortait de l'éléphant/
un canari ou un rossignol qui se mettait à parler de ta candeur/
un petit chardonneret mort de faim les yeux pleins d'encre et de papier/
j'aime le mot besoin en italien/
besoin en italien se dit bi/sogno
ou je bi/songe à toi/femme dont j'ai besoin
deux fois/et d'autres encore
cet amour est plus difficile que de caguer dans un flacon/
je t'aime de toutes mes forces sans comprendre la vérité/
je vais de la fureur à la douceur/de la douceur à la peine/
avec des cataractes dans les yeux de l'âme.
Juan Gelman, Vers le sud et autres poèmes, présenté et traduit de l'espagnol par Jacques Ancer. Préface de Julio Cortazar.