L’amour est bien plus fort que la séparation,
mais la séparation plus que l’amour durable.
Plus la pierre sculptée offre de séduction,
plus l’absence de chair sous nos doigts est palpable.
Lever les pieds au ciel, tu n’en es pas capable,
car tu es de granit, tourment sans rémission.
Malgré six bras, comme Shiva, nulle passion
ne peut lever ta jupe, et c’est bien regrettable !
Tant d’eau a pu couler ainsi que tant de sang
(si c’était du sang bleu !), qu’importe en ce moment :
l’angoisse encor m’étreint de ce qui nous éloigne
et je t’aurais sculptée en verre transparent
plutôt qu’en ce granit afin que tu témoignes
d’un regard qui te perce en adieu déchirant.
Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Mary Stuart (1974) traduction du russe, Claude Ernoult, Les doigts dans la prose 2014
L’amour de loin c’est de l’amour, mais loin
c’est loin. Plus le granit vous en impose,
plus on ressent le manquement des roses
chantables d’un vrai corps de femme. Foin
des joies d’amour, dorénavant forcloses,
car de déduit pour une pierre – point.
Et la passion aux bras shivesques joints
ne peut pour ton jupon que pas grand-chose.
Non parce que tant d’eau et tant de sang
nous tiennent séparés, Mary, mais parce
que c’est pénible de coucher sans toi,
j’érigerai du verre bénissant,
non de la pierre, car tu la transperces
des yeux, et c’est l’adieu ta seule loi.
Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Mary Stuart (1974), traduction du russe, André Markowicz, Les doigts dans la prose 2014
(Composés en 1974, ces sonnets à Mary Stuart sont nés d’une promenade au jardin du Luxembourg, à Paris, où le poète en exil croise la statue de Marie Stuart. Plusieurs figures de femmes aimées se superposent à la silhouette de la reine d’Écosse.)