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Les yeux fermés ?

Publié le par Fred Pougeard

Les yeux fermés ? Les yeux fermés
qui font le noir ? qui font le noir
ils parlent bas ? ils parlent bas
plutôt murmurent ? plutôt murmurent
coeurs emballés ? coeurs emballés
les deux en sueur ? les deux en sueur
les sangs cavalent ? les sangs cavalent
ça sent l'amour ? ça sent l'amour
et les parfums ? et les parfums
les bruits d'amour ? les bruits d'amour
bouches et muqueuses ? bouches et muqueuses
gémir en est ? gémir en est
jouir fait sourire ? jouir fait sourire
soupirs d'encore ? soupirs d'encore
d'encore encore ? d'encore encore
c'est éternel ? c'est éternel
jusqu'à demain ? jusqu'à demain
 
Ludovic Janvier bon d'accord allez je reste, Inventaire/Invention 2003
 
Photo copyright Sophie Bassouls, Ludovic Janvier le 1er décembre 1995.
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Un poème

Publié le par Fred Pougeard

Est-ce que j'essayais d'entourer ton poignet
avec mes doigts ?
 
Aujourd'hui la pluie strie l'asphalte
Je n'ai pas d'autres paysages dans ma tête
Je ne peux pas penser
aux tiens, à ceux que tu as traversés dans le noir et
dans la nuit
Ni à la petite automobile rouge
dans laquelle j'éclatais de rire
 
L'ordre immuable des jours trace un chemin strict
c'est aussi simple qu'une prune au fond d'un compotier
ou que la progression du lierre le long de mon mur.
 
Mes doigts ne sont plus ce bracelet trop court
Mais je garde l'empreinte ronde de ton poignet
Au creux de mes mains ambidextres
Sur le drap noir de ma table
 
Georges Pérec, La clôture et autres poèmes. Editions Hachette 1992
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Letters to Yesenin

Publié le par Fred Pougeard

19
 
Bien sûr nous préférerions sept épiphanies par jour et une terre moins ostensiblement privée d'anges. C'est très fatigant de faire semblant d'aimer gagner sa vie, parmi les objets et les événements banals de notre existence. Quelle belle brosse à dents. Quel pied, les heures sup. Quel froid merveilleux nous avons pour accompagner ce froid printemps foireux. Que c'est rigolo de ne pas avoir un sou. Cette soupe maigre a un goût formidable. Chaque matin, ma gueule de bois due à la vinasse m'apprend quelque chose. Ces formulaires de refus grandissent mon âme. La boîte à lettres est toujours tellement vide qu'on va la peindre en rose. Ça me met du baume au coeur qu'elle préfère baiser avec un autre. Il a fallu retirer l'oeil droit de notre chatte, infecté, mais elle n'a pas changé pour un sou. Je ne peux pas payer mes impôts, on va me jeter en prison : ce sera sans doute une expérience instructive. Ce serpent à sonnette mordant chien et fille fut très intéressant. Son corps décapité se tortillait magnifiquement, quand chien et fille tiraient dessus. Quel bienfait de perdre nos vingt derniers dollars au jeu de dés. D'entrée, un coup gagnant. Mais quels chants splendides t'inspira cette vie de chien même si tu ne crus jamais que "moins est plus", que l'humiliation recelait des merveilles ineffables. Après tous ces poèmes, on te traita de lâche et de parasite. Maïakovski siffla en public au-dessus de ton cadavre et de tes oeuvres, pour se suicider à son tour peu après. Pendant ce temps en Amérique, Crane avait une bourse Guggenheim d'un an et techniquement sauta au-dessus du navire. Eût-il mesuré deux cents mètres, il s'en serait tiré. Je crois que chacun de vous aurait été pour l'autre l'ami dont ils avaient tellement besoin. Tant de maris ont peu de temps à consacrer à leurs amis homosexuels. Mais nous ne devrions jamais imaginer que nous aimons ce plat de merde quotidien. Dans la cour, les chevaux se mordent et se pourchassent. De mon rêve je vais tirer une chanson : porté en litière par d'adorables femmes, un sachet de vingt livres de cocaïne, des anges ôtent leur tunique sur mon passage, tous les amis morts ressuscitent.
 
Jim Harrison, Letters to Yesenin (Lettres à Essenine) (1973). traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent. Editions Christian Bourgois 1999
 
 
 
 
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Passant, ce sont des mots.

Publié le par Fred Pougeard

Passant, ce sont des mots. Mais plutôt que lire
Je veux que tu écoutes : cette frêle
Voix comme en ont les lettres que l'herbe mange.

Prête l'oreille, entends d'abord l'heureuse abeille
Butiner dans nos noms presque effacés.
Elle erre de l'un à l'autre des deux feuillages,
Portant le bruit des ramures réelles
À celles qui ajourent l'or invisible.

Puis sache un bruit plus faible encore, et que ce soit
Le murmure sans fin de toutes nos ombres.
Il monte, celui-ci, de sous les pierres
Pour ne faire qu'une chaleur avec l'aveugle
Lumière que tu es encore, ayant regard.

Simple te soit l'écoute ! Le silence
Est un seuil où, par voie de ce rameau
Qui casse imperceptiblement sous ta main qui cherche
À dégager un nom sur une pierre,

Nos noms absents désenchevêtrent tes alarmes,
Et pour toi qui t'éloignes, pensivement,
ici devient là-bas sans cesser d'être.

Yves BonnefoyLes planches courbes, Mercure de France 2001

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Merde pour ce mot

Publié le par Fred Pougeard

Journal, 2 mars 2018

 

L’Humanité est mon journal, j’ai dit ailleurs pourquoi. Cet amour, parfois, est déçu. Hier : pages « poésie » (le Printemps s’amène, des becs gorgés de vers vont cuicuiter dans les librairies, centres d’art, théâtres, maisons de poésies…). Fronton : « La poésie ? Un arc-en-ciel qui se lève à minuit ». Ça commence fort. Plus fort : « Muse, sa parole ailée déchire la nuit, la lumière filtre ». Toujours les cieux de convention, les yeux blancs, les mollets lyriques cambrés, « le cœur à l’écoute », le moi qui bave, le « chant du désir », la « fraîcheur du vent », maman Nature mon adorée, la chatouille sous les bras rhétoriques pour des exaltations sur-jouées. A côté, puisqu’il faut aussi au « Poète » (grand pet) « séquestrer les jougs contraires », les déplorations rituelles sur les espaces médiatiques « dramatiquement rétrécis », la misère marginalisée de la corporation (mais sa dignité dans ces déboires).

Où est le pire ? dans l’insignifiance paresseuse du poète chroniqué ? dans la logorrhée abrutie du chroniqueur (un « poète », lui aussi, forcément) ? En tout cas, dans le fourmillant petit monde poétique, rien n’a changé. Toujours les mêmes ignorances, les faiblesses de pensée, les narcissismes artistes, les formes abandonnées aux enchaînements réflexes, aux lieux communs, aux pires clichés, aux vieilleries métaphoriques recyclées sans scrupule. Le mot même de « poésie » s’étire là-dedans comme un chewing-gum mille fois remastiqué, délavé de tout goût, avec des petites bulles d’œuf peinturluré comme effet voulu bœuf. « Merde » pour lui, comme disait Ponge, s’il ne nomme que ça.

Que le Printemps des Poètes se nourrisse de ces déjections du temps est dans l’ordre des choses et n’a pas d’importance. Mais que L’Huma célèbre ces niaiseries réactionnaires me navre.

 

Christian Prigent, texte publié dans la revue Sitaudis https://www.sitaudis.fr/Incitations/merde-pour-ce-mot.php

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